ÐIRONAE : à ÐIRONA

Bormana · Damona · Salus

Ðirona de Hochscheid
Reproduction de la statue de la sainte Ðirona, trouvée à Hochscheid près d’une autre représentant le dieu Apollon. Les deux sont exécutées dans un style provincial à la charme naïve. Ici la déesse nourrit le serpent qui en enlace le bras.
(Rheinisches Landesmuseum Trier)

Il arrive souvent que les Gaulois honorent un dieu romain à côté d’une déesse celtique. Puisque leurs rôles complémentent ceux des dieux, on qualifie ces dernières de « parèdres » et laisse songer qu’il s’agit nécessairement d’époux ou d’amants. (En anglais, où le mot « parèdre » est inconnu, les érudits parlent plutôt de consorts.) La partenaire celtique peut cependant posséder une iconographie et un rôle qui lui sont bien propres. Voilà le cas de Ðirona ou Sirona,[1] une déesse qui accompagne Apollon dans les figurations et les inscriptions.

Ðirona est surtout connue en Gaule du nord, du centre et de l’est ; elle est l’une des déesses les plus caractéristiques de cette région. Les contextes privilégient son rôle comme guérisseuse à travers les eaux thermales et relient Ðirona à Apollon Grannus en particulier. Remarquons cependant que la plupart des fois, on invoque « Apollon et Ðirona », et que telles inscriptions ne font mention d’aucun épithète celtique pour le dieu. C’est à la déesse de représenter, pour ainsi dire, la nation conquise. (Le même vaut pour Mercure et Rosmerta ; le dieu s’appelle souvent par un nom gaulois, mais à peu près jamais quand Rosmerta l’accompagne.) Le culte de Ðirona s’étendait dans les pays danubiens de la Rhétie jusqu’à Sarmizegetusa (actuel district roumain de Hunedoara). Apollon et Serana (sic) seraient même les patrons des sources chaudes d’Aquincum, l’embryon de l’actuelle ville de Budapest. Comme Rosmerta, Ðirona n’est pas seulement l’écho féminin de son partenaire ; au contraire, elle s’adore à part aussi, comme l’atteste une douzaine d’inscriptions.[2]

L’iconographie de Ðirona la relie à la déesse grecque Hygie et à son homologue romain Salus. Son animal familier est donc le serpent, symbole de la régénération et ainsi de la guérison (à comparer la coupe d’Hygie aussi bien que la couleuvre d’Esculape...). On voit souvent une Ðirona qui nourrit le serpent des œufs qu’elle tend dans une patère. Elle porte normalement un diadème, et elle est vêtu d’une longue robe. Le diadème — ornement relativement peu fréquent chez les Romains et les Gaulois — souligne l’aspect stellaire sur lequel on reviendra. Le serpent et la patère font partie de l’iconographie normale d’Hygie,[3] mais on voit également Ðirona à la corne d’abondance (comme à Vienne-en-Val), aux tiges de blé (comme à Sainte-Fontaine), aux fruits. C’est que Ðirona préside non seulement à la guérison, mais à la croissance, les bons évènements qui suivent à la santé. Si elle porte normalement une robe et parfois même une voile, le bronze de Mâlain représente Thiron(a) (sic) à moitié nu, un serpent au bras.[4] Un monument médiomatrice de Saint-Avold ne représente qu’une buste, et cela dans une manière stylisée très frappante, on dirait presque d’inspiration égyptienne.

Les sanctuaires de source accueillaient grand nombre de pèlerins qui devaient dormir sur place pour écouter les prescriptions du dieu dans leurs rêves. Ces sanctuaires sont donc devenus des « lieux sociaux par excellence », avec des auberges, des boutiques et surtout des théâtres. Comme Apollon est, avec Bacchus, un des patrons du drame, il est normal qu’on assiste à des pièces dans ses sanctuaires.[5]

Tau gallicum
Le tau gallicum, lettre initiale du nom de la déesse.

Le nom de la déesse nous intéresse pour plusieurs raisons. D’abord il faut expliquer la première lettre, que nous écrivons ici comme Ð mais qui peut s’écrire comme Θ, TH, S ou (variante la plus fréquente de toutes) S dans les textes. Cette lettre polyforme, qualifiée de « tau gallicum » chez Virgile,[6] est en réalité une évolution locale du thêta grec dans l’alphabet gaulois latin (voilà la raison pour laquelle nous mettons ici le Ð entre le H et le I dans l’ordre alphabétique). De fait, la barre horizontale devrait s’éteindre presque d’une côté à l’autre de l’intérieur du D, comme dans le thêta. La prononciation du tau gallicum est discutée. Il est apparenté par l’étymologie aux st et ts proto-indo-européens, mais représenté par une lettre qui représente [th] en grec ancien. La prononciation de [ts] est celle la plus souvent retenue, mais on ne saurait exclure [tθ] ni [θ] non plus. Tandis que l’orthographie Sirona est majoritaire, nous préférons la variante Ðirona pour souligner qu’il ne s’agit pas d’un son [s] normal.

On y rencontre le même suffixe augmentif -on- qui figure dans tant d’autres théonymes (Epona, Maponos, Matrona, Ritona, etc.). La racine ðīr- est à rapprocher au sêr gallois (« étoiles »)[7] ; donc, Ðirona serait la « Grande Étoile ». La variante Serona préserverait la forme archaïque ðēr-. Voilà ce qui confirme la complémentarité des rôles d’Apollon et de Ðirona : pour lui, l’aspect solaire est important en Gaule ; pour sa compagne, voilà un aspect stellaire. Une inscription à Augsbourg (province de Rhétie) invoque « Apollon Grannus, Diane et la sainte Sirona », réunissant ainsi les divinités du soleil, de la lune et des étoiles.[8]

Il faut signaler que l’identification de Ðirona à l’étoile se base pour l’essentiel sur l’étymologie, non pas sur son iconographie ni sur les autres évidences écrites. Mais poursuivons un instant l’idée d’une Ðirona astrale. Quelle étoile aurait été, aux yeux des Celtes, « la grande » ? Voici un résumé de quelques possibilités, toutes incertaines et évidemment non exhaustives qu’elles soient. On cherche une étoile importante, visible, et qui a par préférence des liens mythologiques avec Hygie ou le serpent.

Quelques autres possibilités seront évoquées dans notre discussion de Damona.

Relief à Metz
Relief de Ðirona-Hygie à Metz, le serpent à la main gauche, l’œuf à la droite.
(Musées de la Cour d’Or)

D’autres parèdres d’Apollon

Hygie/Salus

Mère aux yeux brillants, reine très-auguste du trône doré d’Apollon, Hygie la désirée, riant doucement
     — Licymnius[9]

On a déjà fait mention d’Hygie, qui donne une sorte de modèle pour la Ðirona gauloise. Son homologue latin est normalement Salus, personnification du salut. On rencontre souvent le mot salús sur les ex-votos : « à une telle divinité, un tel a prié pour le salut de quelqu’un ». Qu’on conçoive de Salus comme une divinité à part, ou comme une condition de vie, le mot couvre une variété de significations en latin comme en français : santé, bien-être général, délivrance.

Il est possible d’interpréter une divinité en une autre, sans les confondre. Harriet Beecher Stowe identifie le caractère de l’oncle Tom à Jésus-Christ, mais elle a évidemment su distinguer les deux quand il fallait. Les Gaulois ont certainement représenté Ðirona en Hygie, et ils ont dû l’appeler Salus pour que les Romains les comprennent (c’est notamment le cas à Rome chez les Equites singulares Augusti, une unité de cavalerie élite qui comptait un grand contingent gaulois[10]). Mais cela ne signifie en rien que les identités des divinités en question fussent effacées l’une dans l’autre.

Damona

Il y a une zone de la Gaule, correspondant grosso modo aux provinces de Lyonnaise-Première et Lyonnaise-Sénonaise, où Ðirona est quasi inconnue. À sa place se trouve la déesse Damona, qu’on représente aussi avec le serpent, la tige de blé et parfois la patère. Tels attributs laissent entendre que Damona présidait elle aussi au salut qui mène à la prospérité. Le partenaire de Damona se nomme soit Borvon (à Bourbon-Lancy et à Bourbonne-les-Bains), soit Apollon Moritasgus (à Alésia), soit le dieu Albius (autrement inconnu, à Arnay-le-Duc). On trouve parmi leurs adorateurs un bon nombre de personnes qui, à juger de leurs noms, seraient des Gaulois suffisamment importants pour être devenus citoyens romains.[2]

La Saintaise Julie Malla, qui appartenait probablement à cette classe, a même fait une dédicace aux numina des Auguste et à la déesse Damona Maturberginis à la mémoire de sa fille. L’invocation des Augustes et le rang de la dédicante soulignent l’importance de la déesse, du moins pour Julie Malla ; mais la procédure de faire une dédicace aux dieux à la mémoire d’une personne défunte est singulière, comme l’est aussi surnom de Matuberginis.[11]

Le nom de Damona peut nous surprendre, car il est à traduire comme « la Grande Vache ».[12] Ce genre de nom trouve un parallèle chez Epona, déesse des cavaliers dont le nom signifie « la Grande Jument ».[13] Et si la « grande étoile » de Ðirona s’appelait aussi « la Vache » ? Est-elle donc à situer peut-être dans la constellation du Taureau (peut-être les Pléiades, qu’on reconnaît sur le disque de Nebra,[14] artéfact astronomique de l’Âge de bronze), ou parmi les étoiles en Cancer qui correspondent à la nakshatra de Pushya (emblème de la vache en astrologie indienne[15]) ?

Bormanus et Bormana

Deux inscriptions invoquent une autre déesse, Bormana, qui devait être apparentée à Damona. L’une, sur un autel à Aix-en-Diois (Drôme), invoque Bormanus et Bormana (le premier serait une forme locale de Borvon, qu’on trouve également à Aix-en-Provence). L’autre inscription, à Saint-Vulbas (Ain), invoque Bormana Augusta seule.[16]

Conclusions

Ðirona est une déesse qui préside, non seulement à la guérison, mais à la floraison qu’apporte la santé. Les soins préventifs sont à elle, comme l’idée de bien-être général qui s’attache au mot de « salut ». Avec le grand Apollon, son partenaire, elle est le propriétaire de bien des thermes à la réputation thérapeutique (ceux de Grand et de Budapest, par exemple). Encore comme Apollon, elle devait apparaître dans les rêves des patients annoncer ce qu’il faut faire pour se rétablir. Son nom et son diadème laissent croire qu’il s’agisse d’une déesse astrale, une sorte de projection nocturne de la brillance de l’Apollon solaire.

Le nom et les sites de Damona/Bormana permettent d’ajouter des nuances à notre tableau, mais on ne saurait dire qu’il s’agisse d’une divinité distincte. Leurs cultes en distribution complémentaires nous font croire à ce que Damona fût l’avatar, non la rivale, de Ðirona dans la région sénonaise.


Références

English (Shakespeare)
English please!
Deutsch (Goethe)
Auf deutsch, bitte!
Creative Commons License
APOLLINI · ET · ÐIRONAE · VIDVCVS · BRIGANTICI · F · ANNO · POST · R · C · MMDCCLXIV · V · S · L · M