MINERVAE SANCTAE : à la sainte MINERVE

Bélisama · Senuna · Sul

Après Mercure, les Gaulois adorent « Apollon, Mars, Jupiter et Minerve. Ils ont de ces divinités à peu près la même idée que les autres nations. [...] Minerve enseigne les éléments de l’industrie et des arts. »
       — Jules César (résumant Posidonius)[1]
Bronze de Minerve
Bronze de Minerve en trône. Elle porte un haut casque, l’égide et sans doute une lance aujourd’hui disparue.
(Römisch-Germanisches Museum, Cologne)

Minerve serait, comme l’indique Jules César, la première des déesses honorées par les Gaulois. Et son image et ses ex-votos sont présents un peu partout en Gaule, qu’ils soient exécutés d’un style strictement classique ou plutôt provincial. Je compte 136 inscriptions votives en l’honneur de Minerve en Gaule et 36 en Grande-Bretagne (contre 28 pour Rosmerta, par exemple, dans tout l’Empire).[2a] Seules les Mères — jouissant d’une énorme popularité en Germanie-Inférieure — peuvent rivaliser avec Minerve parmi les divinités féminines de la Gaule.

Famille et entourage

Minerve est née directement de la tête de Jupiter, armée et entière. Elle reste également vierge. La virginité de Diane se conteste : il y a des Actéon et des Orion ; de plus, Diane préside comme Junon à la fertilité et à la parution. Minerve reste par contre sublimement célibataire, et elle aurait disposé d’assez de force, d’assez de ruses, pour se défendre contre une infinité de séducteurs aspirants. (Cela n’empêche pas qu’elle soit fière de sa beauté ; on la voit participer, par exemple, au jugement de Pâris.)[3]

Tout ça ne laisse pas supposer que Minerve soit toujours seule. Au contraire, elle est une des trois personnes de la Triade Capitoline : avec Jupiter Très-Bon Très-Grand et Junon la Reine, elle garantit la stabilité de l’État romain depuis le saint temple du Capitole. Varron considère Jupiter comme le créateur, Minerve comme le plan, et Junon comme la matière de l’univers.[4a] Les Gaulois invoquent ces trois dieux ensemble, le plus souvent le long du Rhin (c.-à-d. en zone militaire). On l’invoque plusieurs fois aussi avec Mars, avec Victoire (tous les trois sont divinités de guerre), avec Apollon, avec Diane (des jumeaux aux fonctions très proches), avec Hercule (la force, complément de la stratégie), avec Fortune et avec le génie du lieu.[2b] L’inclusion du génie du lieu est assez normale pour les inscriptions militaires qui invoquent, aux Germanies, une pléthore de divinités à la fois. Une divinité locale d’un autre genre, pourtant, se trouve à côté de Minerve à Crain (Yonne), chez les Sénons, où un dévot a fait une dédicace à Auguste, à la déesse Minerve et à Rit(ona), une divinité aquatique régionale qui préside, croit-on, aux gués. Cette inscription nous rappelle d’autres qui sont co-dédiées à Neptune, au dieu Océan et au dieu Rhin,[5] indiquant peut-être le patronat de la Minerve celtique sur certaines eaux... un thème auquel on reviendra.

Représentations

Statuette rustaude
Statuette de Minerve en terre cuite, d’un style très rustaud. Presque rien ne reste de la Minerve classique que l’égide — transformé quasiment en un deuxième visage — qu’elle porte à la poitrine. Pour le reste, c’est une déesse assise du type des Déesses-Mères très répandu en Germanie-Inférieure.
(Gallo-Romeins Museum, Tongres)

Les représentations de la Minerve gauloise prennent les traits classiques comme point de départ. La déesse de guerre se montre casquée, à la lance et au bouclier. Elle porte à la poitrine l’égide de son père, où se voit la tête de Méduse.

Relief de Minerve
Figuration assez originale de Minerve sur un relief luxembourgeois. Son casque est ailé (ce qui nous rappelle Mercure), et Minerve porte, au-dessous sa chouette, une palme (emblème de Victoire) en contrepoids à la lance. On a affaire ici à une Minerve dont la raison et la finesse apporte la victoire, la paix, la prospérité.
(Musée nationale d’histoire et d’archéologie, Luxembourg)

L’arbre de Minerve est l’olivier, le don que la déesse aurait fait à la ville d’Athènes (c’est ce même arbre que les Athéniens auraient préféré au cheval de Neptune...). Son animal, c’est la chouette — symbole jusqu’aujourd’hui de la sagesse. En raison de son patronat du tissage, on lui associe aussi l’araignée. Protectrice constante d’Athènes, Minerve jouerait le même rôle pour le Capitole. Le palladium, image sacrée de Pallas qui garantissait la sécurité de Troie avant que Diomède ne l’ait enlevé, aurait ensuite été abrité dans le Temple de Vesta à Rome. Les armures des empereurs romains rappellent aussi celle de la déesse.[4b]

Quelques figurations gauloises de Minerve vont dans un sens fort abstrait. À droite on voit en effet une déesse à deux visages, l’un normal à la tête, l’autre (emprunté à Méduse...) à la poitrine. À gauche il y a une représentation qui doit beaucoup à l’image de son frère Mercure.

Fonctions

L’industrie et les arts que Minerve enseigne comprendraient, pour Ovide, la peinture, la poésie, la pédagogie, la médecine, et surtout la fabrication des tissus (filage, teinture, tissage). Certaines de ces fonctions-là coïncident avec celles d’Apollon ou de Mercure — mais ne l’oublions pas, on est polythéiste. Les dieux coexistent et collaborent, sans jalousie ni discorde (contrairement à ce qu’indiquent parfois les poètes). On identifie Minerve comme l’inventrice des chiffres. Le cinq lui est sacré ; on l’honorait à Rome d’une fête de cinq jours, les quinquatries, qui commençait cinq jours après les Ides de mars (19–23 mars). Le dernier jour des quinquatries, on purifiait les cors, qu’on utilisait beaucoup au culte et dont Minerve est également l’inventrice.[4c]

Le palladium et l’égide, ce sont des symboles de la puissance, voire de l’invincibilité. Le rôle de Minerve comme pourvoyeuse de souveraineté se transfère facilement à une image de Minerve comme souveraine, comme chez l’affranchi à Lugdunum Convenarum qui acquitte un vœu Mineruae Reginae « à Minerve la Reine ».[6] La même inscription invoque, comme tant d’autres, les numina des Augustes, esprits divins par qui le pouvoir suprême s’exprime. Une autre inscription fait comprendre l’importance que Minerve détenait pour un seuir Augustí à Bourges. Le seuir Augustí, c’est une sorte de magistrat honoraire qui préside au culte des Augustes en province. L’un de leur nombre, le citoyen romain C. Agileius Primus, a sacralisé en perpétuité une dédicace Pro salvte Caesarvm et p(opvli) R(omani), Minervae et divae Drvsillae « pour le salut des Césars et du peuple romain, à Minerve et à la divine Drusille » (cette dernière est la regrettée sœur de l’empereur Gaïus).[7] Voilà Minerve encore au cœur du culte impérial, engagé au soutien de l’État et de ses leaders.

Tête de Minerve
Tête de Minerve en marbre, à la beauté toute classique. Œuvre arlésienne.
(Musée de l’Arles antique)

Minerve en Gaule et en Grande-Bretagne

La légende de Catumandus indiquerait à la fois la piété des Gaulois et la bénédiction des Grecs de Marseille. Vers l’an 390 avant notre ère, selon Trogue Pompée, des forces celto-ligures assiégeaient Marseille. Leur chef Catumandus a vu dans un rêve « une femme irritée qui se disait déesse, et qui lui fit faire la paix avec les Marseillais ». Catumandus a obtenu une trêve pour qu’il entre dans Marseille adorer leurs dieux. Au temple de Minerve, il a immédiatement reconnu l’image de la déesse comme celle qu’il avait vu dans son rêve. « Il félicita les Marseillais de l’éclatante protection que les dieux leur accordaient, offrit un collier d’or à Minerve, et jura aux habitants une éternelle amitié. »[8] Voilà un mythe à donner un fondement au philhellénisme proverbial des Gaulois. Il atteste en même temps le prestige du culte de Minerve, la foi qu’on portait à la divination par les rêves, et même le genre de dédicace (un torque d’or) qu’un généreux roi pouvait laisser à la déesse.

Des écrivains modernes ont voulu substituer le nom Bélisama à celui de Minerve afin de lui rendre une identité celtique. Il est vrai qu’une inscription invoque la déesse Minerve Bélisama à Saint-Lizier.[9] Quoiqu’il s’agisse là du territoire des Consorannes, un peuple non celte (c’étaient des Aquitains plutôt proto-basques), le nom est certainement celtique, car il s’atteste également en langue gauloise sous la forme de Βηλησαμα (Bêlêsama) à Vaison-la-Romaine.[10] Voilà une précise donnée, vu la paucité relative des textes gaulois ; elle place Bêlêsama parmi le nombre restreint de divinités celtiques établies. On a interprété le nom de Bélisama comme « très puissante » ; il est à lier à plusieurs noms de lieux et de rivières, dont le Blima (Tarn) et une rivière en Grande-Bretagne à identifier probablement à la Ribble.[11] (Les Éduens ont également honoré un dieu Bélisamarus[12] — peut-être qu’il n’a pas de rapport à Minerve, mais peut-être qu’il en a.) Cependant, deux inscriptions, c’est peu. Elles ne donnent pas assez de fondement à des constats du genre “La déesse celtique Bélisama, que César appelle Minerve...”,[13] et il faut s’attendre à ce que la proto-Minerve gauloise s’appellent sous d’autres noms dans d’autres régions. D’autant plus que d’autres noms « celtiques » de Minerve sont attestés. Si celui d’Arnalia à Villey-sur-Tille a probablement été ajouté par un faussaire moderne,[14] la Grande-Bretagne nous fait connaître deux avatars authentiques de Minerve, Sul et Senuna.

Sul Minerve
Tête de la statue cultuelle de Sul Minerve à Bath. Son casque est disparu.
(Bronze doré. Roman Baths Museum, Bath. Modification d’une photographie © Ad Meskens / Wikimedia Commons.)

Le culte de Minerve en Grande-Bretagne atteint une importance singulière. La ville d’Aquae Sulis (la Bath d’aujourd’hui) dispose d’une source chaude dédiée à Sul Minerve, où l’on a érigé un temple bien doué des offrandes laissée par d’innombrables pèlerins. La voilà en guerrière-guérisseuse qui combat aux maladies, tout comme Lénus Mars ou Mars Loucétius chez les Trévires. Or, un citoyen trévire à Bath a même acquitté son vœu en dédicant un autel à Loucétius Mars et Némétona au sanctuaire même de Sul Minerve.[15] D’autres circonstances invitent des comparaisons avec Apollon : la guérison, les eaux thermales, un nom Sul qu’on a parfois traduit comme « soleil »...[16] Tout singulier que fût ce culte local, son importance ne fait pas de doute ; il a invité des syncrétismes comme il a accueilli des pèlerins divers.

Une fouille en 2002 a mis à la lumière une autre déesse bretonne, appelée Senuna, (variantes en Senna, Senua etc.), adorée dans le Hertfordshire et qui partage les attributs de Minerve comme la chouette, la lance, et le bouclier.[17]

Il faut contester l’identification de la Minerve gauloise à la Brigit irlandaise. Si leurs fonctions coïncident en partie, une autre identification est indiquée par l’épigraphie. Le nom de Brigit correspondrait à Brigantia en Grande-Bretagne ; mais cette dernière est identifiée plutôt à Victoire qu’à Minerve.[18]

Conclusions

La Minerve gauloise est bien implantée sur le territoire. Elle montre une affinité spéciale pour les eaux (les sources à Bath, la Ribble, le Blima, co-dédicace avec des divinités aquatiques). Le nom de Bélisama, que lui accorde une inscription, est à traduire comme « très puissant », ce qui confirme son rôle comme garant de la force souveraine. Elle est étroitement lié au culte impérial et fait une des trois personnes de la Triade capitoline.

On décrit Minerve comme la déesse de la sagesse, de la guerre, et des métiers. La réalité est plus simple et plus profonde. La déesse préside précisément au savoir-faire qui est né de la raison critique. Ulysse n’est le protégé de Minerve que dans la mesure où il incarne l’utilité des ruses et des stratégies. Au fond de toutes les fonctions de Minerve est la finesse, l’intelligence qui permet de bien gérer les choses. C’est par cette capacité que Minerve « enseigne les éléments des arts et de l’industrie » ; c’est par elle que les généraux conduisent les campagnes à un aboutissement réussi ; par elle encore, les magistrats suprêmes font bon usage de leur souveraineté.


Références

English (Shakespeare)
English please!
Deutsch (Goethe)
Auf deutsch, bitte!
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