NATURE DES DIEUX

Ne vous attendez à lire ici aucun crédo. Confondre religion et foi, c’est en effet l’une des erreurs les plus sérieuses des religions abrahamiques. Ce que c’est que la nature des dieux, c’est l’un des plus grands mystères du monde. Cependant, la sagacité de l’Antiquité peut nous guider au passage.

Le dialogue de Cicéron sur La nature des dieuxM. Tvllivs Cicero (c. 45 avant notre ère). Dé nátúrá deórum libri III. Texte latin, traduction en anglais. est utile comme point de départ, car il présente les positions de plusieurs écoles philosophiques au milieu du Ier siècle avant notre ère (juste avant les campagnes du divin Jules César). Ce sont les écoles stoïcienne, épicurienne et académicienne ; les influences de Platon et d’Aristot s’avèrent un peu partout, même si les écoles platonicienne et péripatétique avaient pour le moment presque disparu. L’esprit de Cicéron est franc et ouvert ; il admet le doute, il repousse les dogmatismesUne des raisons pour lesquelles Cicéron se montre hostile à l’épicurisme, c’est le discours doctrinaire d’Épicure et de ses disciples. ; il préfère grosso modo le schéma des stoïciens puisqu’il lui semble le plus convenable, sans prétendre y avoir découvert l’unique et seule vérité.

Plusieurs siècles après, il se produit un renouveau de la philosophie platonicienne, notamment chez Plotin ; ses successeurs, comme Jamblique, essayeront un synthèse des différentes écoles philosophiques avec la religion populaire, alors menacée par l’essor du christianisme. L’œuvre de Jamblique Des mystères va admirablement dans ce sens même si elle peut être un peu longue et complexe pour le lecteur général. Par contre, le petit livret de « Saloustios » Des dieux et de l’universSaloustios le philosophe (IVe siècle), Dé deís et mundó (Σαλούστιος, Περὶ Θεῶν καὶ Κόσμου). Texte grec, traduction en anglais. L’identité de l’auteur est discutée. Il pourrait s’agir soit du Gaulois Secundus Salutius, soit de Flavius Sallustius, un Espagnol qui était préfet prétorien des Gaules. Les deux étaient proches du divin Julien (Flavius Sallustius était son collègue au consulat ; l’armée a poussé Salutius à succéder à Julien comme empereur). Les idées du livret circulaient sans doute en Gaule, même si sa langue (grecque) réduisait le nombre de ceux qui pouvaient lire le texte. a la vertu d’être claire et simple : il a été conçu presque comme tract pour défendre le retour officiel de l’empire à la religion antique sous le divin Julien.

Les dieux existent-ils ?

Triade
Représentation graphique de la triade pythagoricienne.(Pseudo-?) Iamblichus, Theologumena arithmeticae (traduite en anglais par Robin Waterfield comme The Theology of Arithmetic, 1988), p. 49. Les nombres comme les dieux sont immanents et transcendants à la fois.

Je ne serais pas polythéiste si je ne l’affirmais pas. Il faut dire cependant que l’école épicurienne offre une interprétation selon laquelle les dieux n’ont pas, pour ainsi dire, besoin d’exister ; on fait seulement comme si. Pour Épicure, les dieux ont le seul mérite d’être heureux et éternels. (Ce qui n’est pas mal, d’ailleurs.) On leur offre le culte parce que la piété est bonne pour la société et commode pour l’individu. (On trouve ici des échos de l’agnosticisme pieux de Confucius.) Quelques personnages de l’Antiquité ont affirmé des doctrines athéesIl faut saluer leur courage, car l’athéisme n’était guère une doctrine populaire à l’époque. mais la plupart des sceptiques se limitaient à nier la possibilité de connaître au fond la nature des dieux.

Les « preuves » de l’existence des dieux sont diverses et peu convaincantes. (L’univers a dû être dessiné par un pouvoir intelligent, toutes les sociétés affirment l’existence des dieux, leur non-existence serait contraire à la morale publique, etc. Toutes ces trois lignes d’argumentation se trouvent par exemple chez les stoïciens.)

À partir de Platon, et surtout de son interprète Plotin, on justifie l’existence de la divinité comme cause première, ou la fait dériver de l’Un (le Bon, le Vrai). Les nombres en offrent peut-être le modèle le plus clair de la nature des divinités d’un point de vue platonicienne. Tout ce qui existe dans le monde peut être quantifié : il y a sur mon bureau à ce moment une figurine d’okapi dont le corps est symétrique dans deux dimensions, avec deux oreilles, quatre pattes, une queue, et ainsi de suite. Les nombres sont donc immanents. Or ils ne sont évidemment pas limités à tel ou tel phénomène quantifiable. Trois vaut trois peu importent nos okapis. Grâce à l’équation 3 × 4 = 12, on peut être certain que trois okapis à quatre pattes chacun sont doués de douze pattes, mais l’équation vaut éternellement, quelles que soient les circonstances. Il faut conclure que les nombres sont transcendants en même temps qu’ils sont immanents. Les dieux sont semblables. Leur œuvre, leur influence sont à discerner partout dans notre monde de phénomènes, mais eux-mêmes transcendent ce monde. Ils appartiennent à un plan supérieur à l’existence même.

Les dieux sont-ils distincts l’un de l’autre ?

Toute chose désire le Bon ; tout être participe au Bon. La communication entre les dieux et le Bon (l’Un, le Vrai) doit être étroite et constante, selon les platoniciens. Toutes les divinités agissent donc en concert, en raison de leur accord fondamental avec le Bon. Les stoïciens d’autre part affirment l’unité fondamentale du projet de l’univers, dans le cadre duquel les dieux agissent en gardiens suprêmes.

Mercurius Pantheus
Mercure Panthée. Bronze du Morvan : une représentation du concert de fond qui réunit les dieux (ici, chez Mercure).
(Musée Rolin, Autun)

Constater que les dieux sont au fond unis, c’est bien autre chose que de prétendre qu’ils soient indistincts. Confondre toutes les déesses dans un seul archétype (triple déesse, mère terre, etc.) et tous les dieux dans un autre (dieu cornu, dieu végétal, etc.), c’est une erreur fondamentale. Elle est issue d’un courant intellectuel du début du XXe siècle qui est démodé et dont la méthodologie était toujours douteuse et réductrice. Les polythéistes d’aujourd’hui doivent affirmer la personnalité unique et distincte de chaque divinité. Vénus n’est pas Diane ; Diane n’est pas Junon, et ainsi de suite. L’esprit, l’énergie, l’inspiration qu’on trouve chez ces trois déesses sont bien différents. Il ne vaut pas invoquer l’une pour communiquer avec l’autre.

Cela n’exclue pas la possibilité de traduire le nom voire l’identité d’une divinité dans un autre contexte culturel (tout en admettant l’impossibilité d’une traduction parfaite et définitive). Les cultures, après tout, elles appartiennent aux mortels plutôt qu’aux dieux. Or les dieux, comme le dit Plutarque, sont communs à tous les peuples comme le sont le Soleil et l’air.Plutarchus (vers l’an 100 de notre ère), De Iside et Serapide 67. La mythologie et la théologie comparatives peuvent bien découvrir des parallèles entre les divinités appartenant à de différents panthéons. Les Anciens faisaient quelque chose de ce genre partout où les cultures se rencontraient. C’est ainsi que le Hermès grec s’appelle invariablement Mercure en latin, que les Germains ont reconnu ce dieu dans leur Óðinn, que les Grecs d’Égypte l’identifiaient à Thoth, etc. Ce genre de « traduction » théologique, on le dénomine interpretátió.

Très souvent, on assiste aussi au syncrétisme : c’est-à-dire, le phénomène qui se produit quand les númina de deux divinités s’entremêlent pour en former une troisième personnalité divine participant en quelque sens aux natures des deux. En Gaule, par exemple, il y a un dieu important qui s’appelle Silvain chez qui les attributs et les caractérisques du Silvain italien et du Sucellos celtique sont réunis. Notre Silvain gaulois (qui s’appelle Sucelus Siluanus sur l’inscription d’un autelCorpus Inscriptionum Latinarum (CIL) XIII: 6224.) réunit donc la puissance, l’efficacité divine de ses prédécesseurs italien et gaulois sans supprimer ces derniers (même si par hasard il pouvait les surpasser voire les supplanter dans l’imaginaire des adorateurs). Le syncrétisme est semblable (mais pas identique) à un autre phénomène par lequel on représente un personnage avec les traits d’une divinité pour souligner une ressemblance entre eux. Le personnage assimilé peut être soit une autre divinitéAntinoüs, par exemple, se représente souvent en Bacchus, en Osiris, en Ganymède, etc. ; on a également figuré Victoria–Brigantia en Minerve. soit un mortel.On représentait donc Lucille de son vivant comme Vénus, comme Cérès, etc. Tel geste théologique ne ressort pas nécessairement de l’hybris du personnage représenté, ni de la servilité chez le regardeur.

Je veux signaler un exemple intéressant du syncrétisme et de l’interpretátió issu du milieu gallo-romain. Une personne lettrée du nom Tychicus — probablement un esclave — dédie à Pommern des vers remerciant Lénus Mars en latin et Lénos Arès en grec pour avoir effectué une cure à son égard.CIL XIII: 7661. Tychicus interprète Mars comme Arès sans difficulté (on dirait presque sans réflexion) selon la langue qu’il emploie alors. Or on a affaire ici à Lénus Mars, c.-à-d. un dieu issu du syncrétisme entre un *Lēnos celtique et le Mars/Arès classique : c’est un dieu très caractéristique de la région trévire qui se démarque des Mars « militaires » par la curation qu’il effectue à ses sanctuaires aux sources. (En même temps, les représentations de Lénus Mars suivent les normes classiques...)

Les dieux s’occupent-ils du genre humain ?

Voilà une question qui divise les philosophes. Les stoïciens affirment que oui ; pour eux, toutes les choses utiles que nous trouvons autour de nous témoignent de la bonté providente des dieux. Les dieux seraient comme des gardiens bénévoles qui persistent à nous offrir leur aide (pour peu que nous en profitions !).

Les épicuriens constatent au contraire que les dieux — sublimes, autosuffisants, parfaitement heureux — ne s’inquiètent pas du sort des mortels. C’est nous qui sommes responsables de nous rendre heureux (en évitant la peine, par exemple, ou en nous entourant d’amis et de belles choses).

Pour des platoniciens comme Plotin, Proclus ou notre ami Saloustios, les dieux promulguent la beauté et l’ordre parce que c’est leur nature de le faire. Nous en recevons les bienfaits de ce genre de la même manière que nous recevons la lumière et la chaleur du Soleil, bien que le Soleil ne s’occupe pas de nous spécifiquement. Il en est de même avec les (autres) dieux.

D’autres platoniciens comme Jamblique, préoccupés de la théurgie, croient pouvoir communiquer avec les dieux, les faire apparaître, etc. De vrais théurgistes entendent s’élever au niveau transcendantal des dieux plutôt que de souiller les dieux avec les préoccupations matérielles. D’autres comme Maxime (compagnon du divin Julien) se différencient peu des magiciens. Une caractéristique fondamentale de la sorcellerie est de prétendre contraindre les dieux à apparaître et à agir dans les affaires mondaines. Les auteurs des défíxiónés (envoûtements écrits, souvent maléfiques) devaient certainement croire à l’intervention active des dieux au quotidien.

Une typologie des êtres divins. Les dieux éternels et transcendants ne sont point les seuls êtres divins. Dans la religion classique, on reconnaît également des divinités actives sur le plan local : les nymphes, les génies, les silvains domestiques, les faunes, les lares et ainsi de suite. Ces divinités — qu’on dénomine parfois comme semónés — ne transcendent pas nécessairement le temps et/ou l’espace, mais y seraient implantés (les sources antiques sont un peu ambivalentes sur cette question). La plupart des interactions entre les mortels et les dieux impliqueraient plus précisément les génies participant à la nature de la divinité en question (les génies étant plus adaptés à être en relation avec les esprits sublunaires) — s’il ne s’agit pas des númina ou puissances divines des dieux. Pour Jamblique, la hiérarchie divine se résume ainsi : au-dessous de l’Un ineffable et des dieux proprement dits, il y a les archanges, les anges, les démons (c’est-à-dire les génies), les héros (c’est-à-dire les demi-dieux), les archontes (c’est-à-dire les planètes, les semónés terrestres, etc.) et les âmes.Iamblichus (IVe siècle), De mysteriis I.v, II.iii, etc. Les âmes étant déjà immortels, les dieux peuvent (par le biais de leur númina) sublimer les âmes qui le méritent pour qu’elles deviennent elles aussi des divinités (que les Romains dénominent díuí ou díuae) ; ce processus s’appelle apothéose.

Les dieux sont-ils bons ?

Oui. De bons gens n’ont rien à craindre des dieux ; en fait, avoir peur des dieux, c’est un signe sûr de la superstition plutôt que de la religion. La distinction est capitale pour les philosophes et les autres érudits, et ces vocables ne veulent pas dire précisément les mêmes choses que dans le langage courant. La réligió, c’est l’ensemble des pratiques qui renouvellent symboliquement le partenariat primordial qui existe entre dieux et mortels. La superstitió, c’est précisément ce « à quoi appartient la peur niaise des dieux » selon Cicéron.M. Tvllivs Cicero, Dé nátúrá deórum I: 42: 117. Version originelle : in quá inest timor inánis deórum. Une personne raisonnable qui s’engage en bonne foi à honorer les dieux n’a rien à craindre... et tout à gagner.

La condition naturelle entre les dieux et les hommes, c’est la paix — la páx deórum. Qui honore les dieux, élève son âme pour en recevoir les biens providentiels (courage, fortitude, bonheur...). Pour les platoniciens, les dieux pourvoient les biens de ce genre sans s’amoindrir ni s’épuiser, pour la simple raison que leur nature est pourvoyeuse. Ils n’ont pas besoin de nous ; nous ne pouvons leur offrir aucun service dont ils auraient besoin, car ils sont déjà parfaits, autosuffisants, impassibles. Leur pouvoir est infini, oui ; mais du moins, ils ne sont pas susceptibles à être offensés. Si on leur prie, c’est pour participer à leur essence bénéfique.

Les dieux communiquent-ils avec les mortels ?

Oui, mais il faut être prudent en validant l’authenticité d’un prétendu signe divin.La prudence de Cicéron dans son œuvre Dé díuínátióne est notable. Il y soutient par exemple la proposition que les dieux s’expriment clairement ; les oracles cryptiques seraient par définition d’authenticité douteuse. Or Cicéron lui-même était augure... Un mortel peut s’attendre à recevoir une communication claire et directe d’une des puissances divines, disons, plusieurs fois au cours de la vie, mais pas tous les jours. Des uns certainement s’efforcent à développer d’étroites communications avec les génies qui les protègent — c’est notamment le cas, dit-on, de Socrate, qu’un génie aidait continuellement à se perfectionner.Plutarque consacre un dialogue dans ses Œuvres morales au génie de Socrate (Dé genió Sócratis). Traduction en anglais. D’autres personnes peuvent développer leurs talents divinatoires davantage encore par l’entraînement et les expériences.

Hermes Logios
Mercure orateur : une copie romaine de la statue de Phidias représentant Hermès Logios, patron de la communication.
(Modification d’une image de Marie-Lan Nguyen, licence CC BY 2.5)

Dans l’Antiquité, les dieux communiquaient avec les mortels par le moyen pour ainsi dire d’un idiome régulier. Cet idiome consistait en signes et en prodiges dont la signification rituelle était interprétée par des experts reconnus (uátés, augurés, haruspicés etc.). Les prêtres et leurs adjoints pratiquaient la divination de manières diverses ; beaucoup d’entre elles sont également disponibles aux adorateurs non experts par le moyen de manuels voire d’inscriptions publiques.C’est notamment le cas avec les inscriptions en Lycie (Asie mineure du sud) expliquant l’interprétation des sorts aux astragales (os du tarse d’un bovidé).

Les dieux peuvent communiquer le plus directement peut-être par les rêves. Il y avait des sanctuaires où les pèlerins allaient se coucher pour recevoir les ordres des dieux qui en étaient les propriétaires, parfois après avoir pris de l’eau minérale qui y poussait voire un breuvage à la jusquiame, à la verveine, etc.

Les dieux ressemblent-ils vraiment à leurs images de culte ?

C’est plutôt l’invers ; en outre, la ressemblance est spirituelle non matérielle. Nous, nous sommes implantés dans une réalité matérielle ; pour concevoir une idée de quelque chose, il vaut mieux le visualiser. On enseigne aux enfants l’idée de cinq en leur montrant cinq pommes ou cinq pièces de monnaie. Les images de culte servent à peu près le même but : nous permettre de mieux conceptualiser ce qui est transcendantal. L’image de Mercure, par exemple, évoque la mythologie et les qualités qui appartiennent au dieu. Le caducée, le pétase ailé annoncent son rôle de héraut et guide de voyageurs ; la bourse signale qu’il préside à la prospérité et aux gains ; la tortue rappelle un mythe illustrant l’inventivité et l’espièglerie du dieu.

Mais ce sont nous qui avons besoin des symboles de ce genre ; les dieux n’en dépendent point pour s’exprimer. Certes, l’inspiration divine peut communiquer à l’artiste quels symboles conviennent pour une personne ou une société donnée. Beaucoup dépend enfin du contexte culturel : les représentations des dieux varient beaucoup (entre les traditions grecque, égyptienne, indienne et chinoise, par exemple), mais eux-mêmes sont éternels et immuables, du moins selon les platoniciens.

Les philosophes n’entendent pas que les dieux ressemblent vraiment aux images de l’une tradition culturelle ou de l’autre. Jamblique décrit les sortes de lumière et de vapeur qui accompagnent, dit-il, l’apparition des démons, des anges, des dieux. La forme des dieux, dans la mesure où ils en ont, est probablement sphérique. Voilà du moins la forme des « dieux visibles » — les astres et les planètes, que les Anciens prennent pour les corps des dieux (leurs esprits transcendent évidemment l’espace). L’âme, selon le platonicien Proclus, a également la forme d’un sphère, et c’est pourquoi la tête qui l’englobe est quasiment sphérique. Les dieux transcendent le plan matériel, ce qui n’exclut pas qu’ils soient présents dans lui. Comme le dit le sage hindou Ramakrishna, un dieu peut mettre ou enlever la forme comme nous mettons ou enlevons des vêtements.

Pourquoi les dieux permettent-ils l’existence du mal ?

Eh bien, pourquoi le Soleil permet-il l’existence de la froideur ou des ténèbres ? La réponse aux deux questions sera la même.

Le bien existe parce que nous participons au Bon (c.-à-d. à la divinité). Son contraire, le mal, n’est que le résultat d’être à distance du Bon. Or, les physiciens expliquent que la froideur n’existe strictement pas, qu’il ne s’agit que de l’absence de la chaleur. Poursuivons l’analogie : le mal n’a pas d’existence positive. Oui, le Shoah, le génocide rwandais, les myriades de tragédies quotidiennes, on les ressent comme du mal. Mais il est inutile d’en reprocher aux dieux, comme on ne reproche pas au Soleil de ne pas réchauffer Pluton davantage. Plus on s’éloigne de la divinité, plus on est susceptible à ressentir et à commettre les maux de ce monde.

Voilà enfin la position de la philosophie néo-platonicienne, comme la décrivent des philosophes comme Proclus et l’excellent Saloustios.

Les poètes, pourtant, mettent toujours en scène des dieux qui se fâchent. Le « mauvais dieu » reste également un thème courant dans les écrits magiques (et dans la musique de Manau...). Moi, je ne crois pas qu’il puisse en exister. J’admets à la limite qu’un génie (dieu terrestre) puisse agir contre les intérêts d’un particulier pour atteindre des fins plus élevées ; ce particulier pouvait dans ce cas méprendre l’opposition pour la méchanceté. Quant aux dieux éternels, ils sont évidemment hors la mêlée. Selon le consensus des philosophes, les dieux sont exempts de toutes les passions, malgré les fables des poètes.


Fides Augusta
Fides Augusta, la Foi auguste, représentée sur un sesterce de la divine Plotine.
(Modification d’une image du Classical Numismatic Group, Inc., licence CC BY-SA 3.0)

La foi, les croyances

J’ai constaté supra qu’il est abusif de définir la religion en termes de foi. La religion, c’est le service qu’on rend aux dieux. Les prières. Les hymnes. Les offrandes. Les pèlerinages. Ce sont des activités de ce genre qui relient les adorateurs aux dieux ; ce sont elles en même temps qui font une communauté d’un ensemble d’adorateurs. Il fut toujours ainsi ; même la piété des adeptes du christianisme, du judaïsme, de l’islam et du baha’isme s’exprime de la même manière.Michael York (2003), Pagan Theology, New York University Press. Ce qui fait la religion, c’est la piété plutôt que la croyance. Voilà un principe simple, clair et universel ; insister sur la primauté de la croyance, c’est déséquilibrer la religion, c’est la faire appuyer sur les caprices de l’esprit individuel. Les chrétiens se torturent par des questions du genre « Crois-je au fonds ? Est-ce que j’y crois assez ardemment ? ». Les doutes assez naturels qui naissent des questions sur l’existence et la nature de la divinité sont chez eux de vraies crises. Chez nous, il s’agit de plaisantes discussions académiques. Laissons aux chrétiens, aux musulmans — enfin, aux « croyants » — les sentiments de honte et de culpabilité, voire la peur d’exercer librement leur raison naturelle. (N’oublions pas les efforts de l’Église de bloquer les progrès de la science de Galilée, de Buffon ou de Darwin. Il se dit même qu’un « croyant » a ordonné la destruction de ce qui restait de la Bibliothèque d’Alexandrie en déclarant que des livres, le Coran seul suffisait.Il s’agirait du calife Omar. Pourtant, la source pour ce récit (Bar Hebraeus soit Abou’l Faraj) est tardive, sa fiabilité est discutée. Voici un traitement de la question.)

Or la Foi (Fidés) n’est pas une valeur que les Anciens rejetaient. Au contraire, en la définissant comme la « bonne foi » — l’honneur qui oblige les mortels à tenir leurs engagements — les Grecs et les Romains vénéraient la Foi comme une déesse (la date de fête de Fidés Pública est le 1er octobre à Rome, où elle est douée d’un temple). Mais la foi au sens chrétien, musulman, baha’i du terme, c’est plutôt de la superstitió.

Les dieux, on ne les voit pas ; du moins, pas comme on voit une station de Métro ou un corbeau. Leur nature se cache, dans une grande mesure, de notre vue. Qu’on en discute. Cela nous fera du bien.


Notes

English (Shakespeare)
English please!
Deutsch (Goethe)
Auf deutsch, bitte!
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