SVLEVIIS : aux SULÉVIÆ

Les Suléviæ sont des déesses modestes ; elles sont pourtant très caractéristiques de la religion celtique (voire germano-celtique ?). Leur nom est à interpréter comme « bonnes dirigeantes » ou « bonnes guides »Xavier Delamarre (2003). Dictionnaire de la langue gauloise. Errance, p. 286. ; il s’agit d’un composé du préfixe su- « bon(ne) »Le préfixe su- du gaulois correspond au eu- du grec — les deux veulent dire « bon » ou « bien » (et donc par exemple le nom grec Εὐγένιος ou Eugène signifie « bien-né »). On trouve le même préfixe gaulois chez Sucellus, le « bon frappeur ». et la racine leuia, apparentée par exemple au mot gallois llywydd « leader ».Nicole Jufer & Thierry Luginbühl (2001), Les dieux gaulois : répertoire des noms de divinités celtiques connus par l'épigraphie, les textes antiques et la toponymie. Errance, pp. 15, 64. On a trouvé une quarantaine d’inscriptions votives en leur honneurVoici la liste (format texte), tirée de l’Epigraphik Datenbank Clauss-Slaby (10 janvier 2015). à travers une zone qui s’étend de la Grande-Bretagne jusqu’en Pannonie. Les dédicaces sont concentrées en Germanie-Supérieure (la Bade, le Palatinat, l’Alsace et surtout la Suisse actuels). On les invoque le plus souvent au pluriel (Sule(u)iis voire Suleuiabus, 41 inscriptions), mais il existe des invocations au singulier (Suleuiae, 3 inscriptions).

Sulevia by Nesquidly
Une représentation moderne de Sulévia. Le gouvernail — fréquent attribut de Fortuna — fait référence ici à l’étymologie de « bonne barreuse », tandis que le clochet se rapporte à la vie domestique, aux rites de purification et aux milieux montagneux.
(Œuvre d’art © Nesquidly)

Les adorateurs les plus notables des Suléviæ, ce sont les Equites singulares Augusti (“cavaliers particuliers de l’empereur”), beaucoup desquels sont originaires des provinces celtiques romanisées.Le régiment participe assidument à d’autres cultes qui peuvent nous intéresser, comme ceux d’Epona et de Jupiter Optimus Maximus Dolichenus. Cette unité de cavalerie d’élite a laissé à Rome 13 monuments inscrits qui font mention des Suléviæ. Cela se fait le plus souvent dans le contexte d’une invocation de toute une série de divinités dont on reconnaît la plupart comme les plus importantes de la Gaule romaine : Iovi Optimo Maximo Ivnoni Minervae Marti Victoriae Hercvli Fortvnae Mercvrio Felicitati Salvti Fatis Campestribvs Silvano Apollini Dianae Eponae Matribvs Svlevis et genio singvlarivm Avg ceterisq dis immortalibvs, « à Jupiter Très-Bon, Très Grand, à Junon, à Minerve [divinités de la Triade capitoline], à Mars, à Victoire, à Hercule, à Fortune, à Mercure, à Félicité, à Salus, aux Parques, aux déesses du Champ, à Silvain, à Apollon, à Diane, à Epona, aux déesses-Mères, aux Suléviæ et au génie des Equites singulares Augusti aussi bien qu’aux autres dieux immortels ».Ces divinités sont présentes dans presque le même ordre sur neuf monuments : Corpus Inscriptionum Latinarum (CIL) vi: 31140, 31141, 31142 31145, 31146, 31148, 31149, 31174 et 31175. Une de ces inscriptions omet Hercule et Fortune (CIL vi: 31141), une autre n’omet qu’Hercule (CIL vi: 31142), encore une autre omet Fortune (CIL vi: 31174), tandis que l’une invoque les Parques avant Salus (CIL vi: 31148). Les autres variations ne concernent que l’orthographie. Voilà évidemment un « panthéon » canonique des Equites singulares. Une autre liste en diffère sensiblement (CIL vi: 31171) ; il s’agit d’un inscription laissée non par le régiment mais par un vétéran particulier. Je trouve aussi trois inscriptions de ce genre avec des listes plus courtes où les Suléviæ ne figurent pas (CIL vi: 31138, 31143 et 31143). La position des Suléviæ sur les monuments de ce genre n’est pas triviale. On commence par la Triade capitoline, garants divins de l’État romain, pour procéder aux divinités de la prouesse militaire, de la prospérité et du salut, donc sensiblement par ordre d’importance décroissante du point de vu d’une unité militaire chargée de la protection de l’Empire dans la personne du prince. On passe par là aux divinités qui président aux champs, aux bois, aux sourcesLes Equites singulares situent Apollon parmi Silvain et Diane ; ils pensent probablement à sa fonction comme détenteur de sources chaudes et thérapeutiques plutôt qu’à ses fonctions comme archer, musicien, chef des Muses, etc. Les Campestres sont peut-être les déesses du terrain de dressage sinon du champ de bataille. Silvain protège et les fermes et les bocages ; Diane est chez elle dans les bois sauvages et les montagnes. et des chevaux — éléments du monde naturel importants pour les cavaliers — pour arriver enfin chez les humbles déesses-Mères, nos Suléviæ, le génie du régiment et la formule résiduelle. Donc, pour les Equites singulares, les Suléviæ semblent appartenir au rang des semones, des génies ou des nymphes plutôt que des dieux olympiens plus élevés.

L’impression que les Suléviæ ressemblent davantage aux génies et aux junons qu’aux dieux célestes se renforce par d’autres évidences. Les Helvètes entre autres font des offrandes à « leurs Sule(u)iae », comme si tout le monde en a la sienne.Les Helvètes omettent souvent le V de Suleiae. CIL vi: 31161 (Rome, cavalier des Equites singulares), CIL xiii: 5027 (Lausanne), CIL xiii: 11499 (Soleure), Année Épigraphique (AE) 1939: 211 (Lausanne). À Cologne, trois hommes invoquent « leurs Suléviæ domestiques ».CIL xiii: 12056. Donc, ces Suléviæ-ci dirigent la bonne conduite des affaires domestiques ; on infère que chaque foyer ou chaque personne en est doté d’une (au moins). Voilà un analogue des lares et pénates (patrons de la maison), des silvains domestiques et des génies et junons (patrons des particuliers) de la religion romaine. Pour confirmer cette impression, nous avons une inscription belge qui invoque précisément les « Suléviæ junons »CIL xiii: 3561. C’est possible qu’il faille entendre une conjonction et omise. ; il a donc convenu à un adorateur du moins d’identifier les unes aux autres. Au contraire des junons de la tradition classique, cependant, les Suléviæ ne sont pas limitées à la seule protection des femmes : on trouve parmi les dédiants à « leurs Suleiae » des hommes particuliers, un groupe mixte, etc.

L’association des Suléviæ avec les Mères est très proche. Comme nous venons de signaler, les Equites singulares Augusti invoquent les Suléviæ immédiatement après les Mères ; en plus, deux inscriptions de Germanie-Inférieure invoquent les Mères et les Suléviæ ensemble,AE 2010, 1003; CIL xiii: 1328. tandis qu’un citoyen cantiaque (Kent) à Colchester appellent tout simplement les « Mères Suléviæ ».RIB 1, 192. Ici encore, il pourrait s’agir d’une simple omission de la conjonction. Si les Lares sont les fils de Mercure et LaraP. Ovidivs Naso, Fasti ii: 599–616. — et donc théoriquement frères — les Suléviæ sont sœurs, à en croire le soldat en Germanie-Supérieure qui fait une dédicace Suleuis sororibus « aux sœurs Suléviæ ».CIL xiii: 11740.

D’autres inscriptions suggèrent que la demeure de certaines Suléviæ se trouve dans les montagnes ; ainsi un citoyen romain en Dacie invoque-t-il les Sul(euis) mont(anis) “Suléviæ montagnardes”CIL iii: 1601. — une lecture possible aussi pour une inscription de Gaule narbonnaise.CIL xii: 1181. Mais on associait les Suléviæ également avec les déesses des champs (Campestres), du moins chez les soldats à Rome,Comme on l’a vu, les monuments « panthéistes » des Equites singulares font inclusion des Campestres aussi bien que des Suléviæ. L’association est plus étroite dans une dédicace d’un centurion légionnaire qui n’invoque que les Suléviæ et les déesses des champs (CIL vi: 768). où il peut s’agir spécifiquement des divinités du Champ de Mars.

Un autel de Collias invoque Sulévia avec Minerve, ce qui pourrait indiquer quelque lien entre les Suléviæ et Minerve (du moins pour ce dédiant anonyme...).CIL xii: 2974. Le texte (fragmentaire) se lit ainsi : ...] Svleviae Edennicae Minervae votvm. Il fait donc référence à Edennica, qui est soit une déesse autrement inconnue, soit un épithète de Sulévia. On ne sait pas si d’autres divinités sont invoquées ici aussi.

On avait tendance de ne dédier aux Suléviæ que des autels relativement simples, embellis de quelques motifs végétaux ou géométriques mais peu d’autres ornements. Je ne connais aucune représentation de ces déesses. Les adorateurs des Suléviæ dans l’Antiquité comprennent de hauts officiers, des soldats, des citoyens privés, des pérégrins, un affranchi, et un certain nombre de femmes. C’est un rassemblement divers où l’élément militaire est notable (mais cela peut être dû à l’habitude épigraphique répandue chez les soldats).

Il n’y a évidemment pas de fête officielle des Suléviæ. Cependant, deux autels privés à Rome indiquent la date de leurs dédications, et nous-autres en tant que privés pouvons suivre leur précédents. L’un est dédié aux Suléviæ et aux Campestres le 24 août an 160.C.-à-d. le 9e jour avant les kalendes de septembre du consulat de Bradua et Varus. CIL vi: 768. L’interprétation de l’autre est plus délicate, car il ne reste du nom du mois que les deux dernières lettres. Elles suffisent cependant pour exclure cinq des mois de l’année ; il faut en écarter d’autres en raison de l’étroitesse de la lacune. Il s’agit le plus probablement du 19 avril an 207.CIL vi: 31161. L’inscription précise que le monument est dedi(catum) XIII K[al(endas) ...]as Apro et Maximo co(n)s(ulibus) “dédié 13 jours avants les kalendes du mois de [...] pendant le consulat d’Aper et Maximus”. Trois lettres manquent entre le L de K[AL] et le AS final du mois. Le seul mois qui y permet l’insertion de trois letters exactement, c’est MAIAS (mai). Pourtant, le M est large, et on ne pourrait exclure ni IVNIAS (juin) ni IVLIAS (juillet), surtout si le mot s’écrit avec des ligatures. Ce monument est dédié pro sal(ute) Impp(eratorum nn(ostrorum) Augg(ustorum) Matribus paternis et maternis meisque Suleuis “pour le salut de nos augustes empereurs, aux Mères paternelles et maternelles et à mes propres Suléviæ”. La phraséologie est singulière pour plusieurs raisons — elle indique au minimum que les humbles Suléviæ peuvent s’intéresser aux grandes questions d’État.

Somme toute, les Suléviæ se révèlent comme esprits protecteurs qui gouvernent le destin des foyers et des particuliers. Leur caractère est bénéfique, intime, même maternel.


Notes

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DEO · MERCVRIO · CETERISQ · DIIS · DEABVSQ · IMMORTALIBVS · VIDVCVS · BRIGANTICI · F · POST · R · C · AN · MMDCCLXVIII · V · S · L · M