HERCVLI SAXSANO : à HERCULE des ROCHERS

Ogmios · Smertrios · Saxsanus · Magusanus · Apothéose

Relief d’Hercule
Relief d’Hercule sur la colonne de Jupiter à Arlon
(Musée d’archéologie, Arlon)

Hercule jouit d’une popularité durable. Sa force surhumaine, la fortitude et la hardiesse dont il fait preuve à tant de reprises, la tragédie de sa vie mortelle et enfin son sort heureux comme dieu à Olympe — toute cette mythologie l’a rendu irrésistible aussi bien pendant l’Antiquité que de nos jours. C’est un parangon de la résistance courageuse, de la persévérance... et il triomphe.

Les peuples gaulois avaient des raisons particulières pour leur attachement à ce héros. On y associaient Hercule à de nombreux récits locaux, car il était supposé d’être passé par la Gaule pendant l’un de ses douze travaux, à savoir la rafle du bétail de Géryon. C’est ainsi que les villes d’Autun, d’Alésia et de Nîmes s’affirmaient comme les fondations d’HerculeDiodore de Sicile, IV:19. et que les Lépontiens vantaient leur descente de ses compagnons.Pline l’Ancien, III:xxiv:20. Pendant son séjour gaulois, Hercule aurait eu des liaisons amoureuses avec plusieurs princesses indigènes, dont les fils sont, selon la version, Celtos, Galatos et/ou Ibérus, les ancêtres éponymes des Celtes, des Galates et des Ibères.Des versions de ce mythe ethnogénétique se trouvent chez Parthénios de Nicée, Timagène d’Alexandrie et Denys d’Halicarnasse. Le passage d’Hercule à travers la Gaule reliait donc ces provinces au monde gréco-romain dès la plus haute antiquité. En outre, les Gaulois·es devaient admirer Hercule comme incarnation de la force et de l’ardeur spontanée si chères au cœur celtique, si on peut en croire le stéréotype des Anciens.

Mais ce ne sont guère les seules vertus attribuées au grand héros. Lucien de Samosate met dans la bouche d’un Gaulois érudit l’exégèse d’une image d’Ogmios, glosé comme un Hercule gaulois, en tant que patron de l’éloquence. Outre sa force physique, Ogmios/Hercule est capable d’enchaîner les gens par la force de ses mots. L’image représente en effet Ogmios comme un Hercule âgé menant des personnes à l’apparence contentée par des chaînes qui sortent de la bouche du dieu. L’éloquence est, selon le stéréotype, elle aussi une valeur très appréciée des Celtes. Des pièces de monnaie osismiennes (voici des exemplaires : a, b, c) semblent confirmer l’historicité de l’image décrite par Lucien. Elles représentent sur l’avers la tête d’un dieu à la langue duquel plusieurs petites têtes humaines sont rattachées par des cordes.Lucianus Samosatensis. Hercules. Les pages web de Kernunnos Group et de Dyfed Lloyd Evans présentent de bonnes informations à l’égard d’Ogmios.

Ce même Ogmios (latinisé ici en Ogmius) peut exercer sa force à des fins plus méchantes, à en croire deux defixiones laissées à Bregenz en Rétie (actuel Vorarlberg). Ces tablettes à malédiction appellent au dieu de frapper les sinistrés à des maux jusqu’à la mort, dans l’un cas, et à la stérilité et au célibat perpétuel, dans l’autre.Les defixiones à Bregenz sont CIL III: 11882 et JOEAI (1943) 141.

Statuette de Géryon
Statuette de Géryon, dont la défaite par Hercule avait des conséquences des plus importantes pour les Gaulois·es
(Œuvre étrusque, Musée des Beaux-Arts, Lyon)

Les inscriptions en l’honneur d’Hercule ne sont pas spécialement abondantes en Gaule. Pourtant, son image se trouve bien souvent, et notamment sur les colonnes de Jupiter monumentales qui sont typiques de la région rhénane.

Outre Ogmios, un avatar herculéen fréquent en Gaule est Smertrios « pourvoyeur »,Xavier Delamarre (2003), Dictionnaire de la langue gauloise, Éditions Errance, p. 276. dont le nom est connu par le Pilier des nautes (Notre-Dame de Paris).CIL XIII: 3026. Smertrios est représenté sur ce pilier en homme barbu (demi-?)nu brandissant une massue — l’arme préférée d’Hercule — en se penchant pour attaquer un serpent (un exploit à comparer à la défaite de l’Hydre ?). La nudité héroïque, la massue, la posture aggressive — tous les éléments de la scène rappellent Hercule. Une autre inscription est dédiée [D]iti Smer[trio] Aug « à Dis Smertrius Auguste » à Klagenfurt en Norique (actuelle Carinthie).Inscriptionum Lapidarium Latinarum Provinciae Norici usque ad annum MCMLXXXIV repertarum indices (ILLPRON) (1986), 121. Or, la doctrine des druides voulaient que les Gaulois et les Gauloises descendissent de Dis PaterC. Iulius Caesar (résumant Posidonius), De Bello gallico vi:18. (nom romain désignant normalement Pluton), une circonstance à mettre en rapport avec les légendes d’Hercule fondateur de plusieurs cités gauloises notées ci-dessus.

Le nom Smertrius est à rapprocher avec Smertulitanus « pourvoyeur au large ».Cf. Xavier Delamarre (2003), Dictionnaire de la langue gauloise, Éditions Errance, pp. 203, 276. Il y avait à Chalons-en-Champagne un sacerdoce en l’honneur du dieu Smertulitanus, (2004) 935. tandis que l’épithète Smertulitanus s’est rattaché à Mars à Möhn.CIL XIII: 4119. Le relief d’Ancamna à Freckenfeld représente Mars Smertrius avec la massue typique d’Hercule. L’ambiguïté de l’identification, ici à Hercule, là à Mars, est naturelle compte tenu de la fonction des deux comme des protecteurs, actifs et forts.

Cependant, on invoque le plus souvent Hercule Saxanus (ou Saxsanus, selon une faute d’orthographe typiquement gauloise) dans les régions rhénane et danubienne. Cet épithète n’est pas d’origine celtique ; on le comprend tout simplement comme un adjectif latin normal : saxanus « qui appartient aux pierres, lié aux pierres ». Or, le mythe qui lie Hercule aux pierres l’ancre aussi dans la spécificité gauloise. Selon S. Van Alpen, l’épithète saxanus ferait référence à une embuscade subite par Hercule en ramenant le bétail de Géryon. En revenant d’Espagne par la Provence actuelle, Hercule se trouvait entouré de Ligures ennemis. Le héros a prié à son père Jupiter de le secouer, et ce dernier a fait tomber une pluie de rochers sur l’ennemi. Ce serait cette attaque qui a formé le paysage rocheux de la Crau.Pline l’Ancien ; Pomponius Mela, Chorographie II:5:78 ; Strabon, Géographie IV:i:7. En commémoration de ce moment de piété et de secours extraordinaire, on aurait invoqué Hercule Saxanus aux moments où, entourés d’ennemis, ils craignaient la destruction, que seule une intervention divine pourraient empêcher.S. Van Alpen (1826), Mémoires de la Société royale des antiquaires de France VII, pp. 53-58. Une fois devenu dieu, Hercule est susceptible de se rappeler sa propre détresse et d’aider à son tour ceux et celles qui en ont subitement besoin.

Crau
Des rochers à perte de vue : un paysage de Crau.
(Modification d’une photographie de Anevrisme, licence Creative Commons)

Quoi qu’il en soit, on sait que les inscriptions laissées à Hercule Saxsanus s’étendaient de la Germanie-Inférieure (Nimègue) et la Belgique (Norroy, Hermes) jusqu’en Norique (Smartno na Pohorju, Koralpe, Puch) et en Vénétie (Trente), avec une concentration particulière en Germanie-Supérieure. Un site en particulier compte pour la majorité des attestations du culte de Hercule Saxsanus : il s’agit de Brohl, près de Treis-Karden, dans la partie du territoire trévire rattachée aux Germanies. Les dédicants étaient des légionnaires de l’armée de la Germanie-inférieure qui y travaillaient la carrière de tuf volcanique.Edith Mary Wightman (1970), Roman Trier and the Treveri, p. 192. Pour eux, Hercule Saxsanus aurait personnifié à la fois la force physique (nécessaire à leurs travaux), la protection (qui était le but des pierres extraites de la carrière) et la prouesse militaire dans la bataille. Il était alors le dieu patron parfait pour ces carriers militaires. (On se demande même si une tradition locale identifiait Brohl plutôt que la Crau comme le site de la bataille d’Hercule... Mais cela est purement spéculatif.)

Chez les Bataves se remarque une dévotion particulière à Hercules Magusanus, dont l’épithète germanique ou celtique a été interpreté de plusieurs façons : « vieux gars », « héros éternel », « le fort ».Voir la page *Magusenos/*Magôsenaz du Mantalon Bolgon pour un sommaire de ces étymologies.

Attributs

Le plus souvent, la représentation d’Hercule en Gaule est de type classique. Le dieu, musclé et barbu, est nu ou à peu près. Il porte une massue, son arme préféré. Il a souvent la peau du lion de Némée sur le dos ou drapée sur le bras. Il peut porter la pommes des Hespérides ou combattre un de ses nombreux adversaires (Cerbère, l’Hydre, le lion...).

Origines et famille

Le père d’Hercule est Jupiter ; sa mère est la mortelle Alcmène (fille du roi de Mycène et petite-fille de Persée). Le mythe veut que Junon et son protégé Eurysthène poursuivissent sans cesse et sans pitié ce fils d’une liaison adultère. Toute impitoyable qu’elle fût, c’est l’adversité qui inspire l’héroïsme et dont les conséquences bénéfiques sont légendaires. (John Scheid parle de « l’œuvre civilisatrice » d’Hercule,Cette expression a été utilisée par John Scheid à propos d’Hercule pendant une lecture au Collège de France. et ce n’est pas pour rien. Hercule a aboli chez les Sabin·e·s le sacrifice humain ; il a fondé des villes et des institutions ; il a libéré Prométhée, bienfaiteur titanique des mortel·le·s ; en vainquant des monstres et des tyrans, il a préparé le chemin vers une vie pacifique et réglée.)

Hercule a épousé Mégare, fille de Créon, et avait par elle deux enfants ; mais pendant une attaque de folie provoquée par Junon, il les a étranglés. C’est pour expier ce crime qu’il est condamné à dix ans de servitude chez Eurysthène pendant lesquels il achève les Douze Travaux. Après, il se lie à Omphale, laquelle devient sa maîtresse aux deux sens du terme. La troisième et dernière femme de sa vie mortelle est Déjanire, dont l’amour tragique conduit à la mort du héros. Établi à Olympe, le dieux Hercule épouse Juventas (déesse de la jeunesse, identifiée à la Hébé grecque).

Colonne d’Igel
Panneau de l’ascension d’Hercule sur la colonne d’Igel.
(Réplique polychrome, Rheinisches Landesmuseum, Trèves)

L’exaltation de l’âme

La première vie d’Hercule est celle d’un héros mortel. Tandis que son corps expire, l’âme d’Hercule est purifiée et élevée ; à partir de ce moment, il est même accueilli en Olympe comme dieu à part entière. Voilà l’un des exemples les plus nets de l’apothéose, le processus par lequel une âme devient une divinité. L’apothéose a des implications importantes pour le culte impérial, mais des particulier·e·s s’y intéressaient également — du moins si le témoignage du monument funéraire d’Igel est bon.

Une riche famille trévire, les Secundinii, qui devaient leur prospérité au commerce des tuiles et aux rentes sur leurs terres, a érigé à Igel une colonne dont Camille Jullian a déploré la grossièreté bourgeoise.Camille Jullian (1892), Gallia, Hachette, pp. 294–295. Cependant, ses panneaux révèlent de précieux détails dans leurs scènes de vie domestique et commerciale. Un seul panneau fait connaître un peu les idées religieuses de la famille. Au centre, Hercule conduit un char (celui du Soleil ?) jusqu’aux cieux, où une Minerve casquée l’accueille. Le tout est entouré des signes du zodiaque et par des allégories des quatre vents. À droite et à gauche, une bacchante et une amazone exultent au-dessus de six géants enragés mais impuissants. Pour Edith Wightman, Hercule symboliserait l’âme du défunt dans sa carrière vers l’éternité. La bande du zodiaque représente l’univers, cyclique et transcendant, et est à rapprocher au symbolisme mithriaque. Le cosmos serait, pour la famille des Secundinii, un tout bien ordonné, dans laquelle une âme vertueuse pourrait monter aux sommets éternels. Voici, peut-être, un écho des mystères orientaux,Wightman (op. cit.), p. 239. mais c’est Hercule et non un dieu oriental qui en incarne la promesse — ce dieu dont « l’œuvre civilisatrice » a été de portée universelle et bénéfique.


Notes

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Deutsch (Goethe)
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Viducus Brigantici filius dédie ceci au dieu Mercure et aux autres dieux et déesses immortelles en l’an après la fondation de Rome 2767 (soit 2014 de l’ère commune). Mise à jour en 2020.