DEAE ANCAMNAE : à la DÉESSE ANCAMNA

Ancamna · Bellone · Boudina · Brigantia · Cathubodua · Litavis · Némétona · Vagdavercustis · Victoire

Cette page est tout d’abord dédiée à Ancamna, déesse trouvée dans la région trévire, sans oublier les autres parèdres féminines du Mars gaulois. Car Mars, comme Mercure ou Apollon, apparaît souvent à côté d’une déesse (sous couvert d’une interprétation romaine ou pas). Dans le cas de Mercure, il s’agit pour l’essentiel de Rosmerta (ou bien de Maïa). Mais le visage que nous présente Mars est plus varié : il exerce plus de rôles, s’appelle de façons diverses. Ses compagnes sont donc plus variées aussi. Elles apparaissent à côté de Mars soit sur une inscription, soit sous une figuration. Dans le dernier cas, malheureusement, il arrive des fois où la déesse n’est pas identifiée ; dans le premier, la déesse peut être mentionnée sans traits distinctifs, et on ne sait rien d’elle sauf son nom. La coïncidence d’une inscription et d’une figuration permet de combler des lacunes.

Les occurrences des parèdres de Mars peuvent établir leurs propres identités, mais aussi celles de leurs compagnons. Par exemple, la parèdre de Lénus Mars peut s’appeler Ancamna, ou bien Victoire. Pourtant, Mars Cicolluis peut être accompagné soit de Litavis soit de Bellone, mais jamais d’Ancamna ni de Victoire. À la risque d’un argumentum ex silentio, nous déduisons une distinction (fonctionelle, historique, quelle qu’elle soit) entre Lénus Mars (et donc sa parèdre) et Mars Cicolluis (et donc la sienne). Lénus Mars a en effet une fonction guérisseuse ; il est défenseur de sa patrie, gardien de la cité. Victoire complète ses fonctions parfaitement. D’autre part, Mars Cicolluis est le dieu « musclé » qui se réjouit de l’acte macho du combat. Bellone, déesse du combat, parachève également son œuvre.

Ancamna et Mars Smertrius
Bas-relief (inachevé) d’Ancamna et Mars Smertrius, trouvé à Freckenfeld (IIIe siècle). Chose remarquable, Mars Smertrius (identifié par l’inscription) est représenté ici avec la massue d’Hercule aussi bien qu’avec la glaive de Mars.
(Historisches Museum der Pfalz, Spire)

Ancamna

Sur le caractère et la mythologie d’Ancamna, on sait moins qu’on aurait voulu. Son image cultuelle, trouvée à une uilla rustica près de Freckenfeld chez les Némètes, la représente sous des traits presque enfantins. Elle semble même bouder. Vêtue d’une robe modeste et sans attribut spécial à la main, cette figure ressemblerait, selon le Musée historique du Palatinat, à la déesse Diane.

Les inscriptions qui associent Ancamna à Mars (sans épithète) le font à Trèves sur les pentes de la colline à l’approche du grand sanctuaire de Lénus Mars. L’une honore en même temps un des génies des pagus, des pays, qui composent la nation trévire.[1] Selon la restitution de son texte, une autre inscription laissée à un sanctuaire à Ripsdorf (arrondissement d’Euskirchen dans l’Eifel) invoque Lénus Mars et Ancamna spécifiquement pour le salut de l’Empire et de la maison divine (c.-à-d. la maison impériale).[2] Il s’agirait d’un couple très puissant, presque des analogues trévires de Jupiter et Junon — une impression confirmée par la présence de la formule in h(onorem) d(omus) d(ivinae) (en l’honneur de la maison divine) sur beaucoup de ces pierres.

Un homme qui a dédié un ex-voto à Lénus Mars et Ancamna à Trèves s’attribue le titre intéressant de deuas (son nom en plein est Optativs Vervs Devas), que l’on trouve également chez un adorateur de Mars Loucetius à Worms.[3] Ce mot semble être lié au mot celtique dēvos « dieu » — peut-il être un dérivé au sens de « divin » ou de « dévot au dieu » ?

On a déjà mentionné le sanctuaire de Mars à Ripsdorf. Un autre sanctuaire à Möhn (près de Welschbillig au nord de Trèves) incluait un petit théâtre et deux temples ; on y honorait Mars Smertrius et Ancamna, et peut-être d’autres divinités.[4]

Victoire

Victoire du Sablon
La magnifique statue monumentale de Victoire trouvée à Metz. Elle aurait été érigée au début du IIe siècle comme partie d’un monument funéraire.
(Musées de la Cour d’Or, Metz)

Victoire est, disons, une parèdre naturelle de Mars. La fonction du dernier est de protéger et, au besoin, de combattre. La Victoire, ailée, plus belle et plus transcendante que n’importe quel ange chrétien, accorde la paume au vainqueur, couronnant ainsi le conflit en en décidant la résolution. Beaucoup d’inscriptions honorent Mars et Victoire ensemble. À Rome, pourtant, la plupart d’entre elles ont été laissées par les Equites singulares (une unité de cavalerie à forte composition gauloise). Je n’en trouve pas d’autres en Italie. Le culte conjoint de Mars et de Victoire et typique des zones militaires (la limes germanique, la Danube, la Bretagne, la Numidie) où, d’ailleurs, on trouve souvent des contingents celtiques. L’idée — tellement naturelle — de lier ce dieu et cette déesse appartient aux provinces, et surtout aux provinces d’ascendance celtique. (Certes, il y a des occasions où la tradition romaine invoque Mars et Victoire ensemble, mais rarement comme un couple à part. Lors des grands évènements de la vie d’un Empereur, les Frères Arvales faisaient à Rome des sacrifices à la triade capitoline (Jupiter, Junon, Minerve), à Mars, à Salut et à Victoire. Sulla a dédié ses trophées à Mars, Victoire et Vénus.)

Dans la mythologie grecque, Victoire — c’est-à-dire Nikê — est d’ordinaire une fille de Styx ; pour les Grecs, elle appartient à une haute génération de divinités essentiellement allégoriques. Les Romains ont observé le 15 avril une fête de supplication à Victoire Auguste ; de plus, on lui sacrifiait le premier août pour commémorer la bataille d’Alexandrie et le 28 août à l’autel de Victoire dans la Curie Julia.[5] Après que l’Empire a succombé à la superstition galiléenne, on reprochait amèrement aux empereurs chrétiens de négliger ce simple culte de Victoire au Sénat au milieu de tant de défaites.[6]

Victoire couvre parfois le même terrain que d’autres déesses auxquelles on attribue également des noms gaulois. Je constate la liaison habituelle entre Lénus Mars et Ancamna, mais on trouve aussi des inscriptions honorant Lénus Mars et Victoire, Mars et Ancamna, Mars et Victoire. Il en est de même pour Mars Loucetius et Némétona : une inscription à Eisenberg invoque même « Victoria Némétona », unifiant les deux déesses sous une étiquette. (Le nom de Némétona voudrait dire « celle du bois sacré » ou, dans un sens plus étendu, « celle du sanctuaire ».[7]) Il s’agirait d’une interpretatio gallica — une identification par des Gaulois de leur déesse à son équivalente romaine. Une telle identification implique une nouvelle mythographie qui donne une importance particulière à Victoire tout en la mettant en rapport à Mars. On a remarqué en effet que Mars Loucetius et Némétona « ressemblent de près, s’ils ne sont pas identiques à, Lénus et Ancamna ».[8] La sphère de ceux-ci serait les alentours de Mayence, celle de ceux-là le pays de Trèves, mais leur fonction serait la même.

Il est à noter que Victoire a également été identifiée à Brigantia en Grande-Bretagne. Cette dernière, déesse tutélaire de la nation des Brigantes, est apparentée par l’étymologie à la Brigit irlandaise. Sur la liste, assez courte, des divinités invoquées dans les textes en langue gauloise, figure celle de Brigindu (thème en -n-) ou de Brigindona. Le texte en question provient d’une une dalle de pierre trouvé à Auxey-Duresses dans la Côte-d’Or :

ICCAVOS OP/PIANICNOS IEV/RV BRIGINDONI / CANTALON
Iccavos fils de Oppianos a dédié à Brigindu un cantalon.[9]

On discute ce que c’est qu’un cantalon ; en tout cas, voici une autre déesse dont le nom remonte à la même racine brigant-, signifiant l’éminence (tous les sens).

Même si ces deux Victoire — Brigantia et Némétona — sont entièrement distinctes, il faut constater que la Victoire gauloise dépasse longuement l’allégorie.

Bellone

La Victoire représente l’heureuse fin des conflits et est naturellement associée à la Paix. Le rôle et le visage de Bellone sont tous autres. Celle-ci, montée sur son char, veille sur l’action même du combat. Elle porte un casque, ou bien laisse siffler sa chevelure de serpents. À la contraire de Victoire/Nikê, Bellone/Ényo serait l’épouse ou bien la sœur de Mars/Arès dans la mythologie grecque. Une déesse qu’on rapproche à Victoire devrait donc avoir un caractère bien distinct d’une autre qu’on rapproche à Bellone.

C’est effectivement le cas de Mars Cicolluis et Litavis. Il y a raison de penser que « Cicolluis » dénote un aspect belliqueux du dieu (qui, le rappelons-nous, peut également servir comme guérisseur, protecteur du territoire national, garant des institutions civiques, etc.). Favorisé chez les Lingons (Langres) et leurs voisins, Mars Cicolluis est invoqué à côte soit de Litavis, soit de Bellone. (Les inscriptions en l’honneur de Mars et de Bellone sont, d’ailleurs, à peu près inconnues hors des Gaules.) Pourtant, on a interprété le nom de Litavis comme « La Terre » ; le mot serait un cognat parfait du sanskrit Prithvî (nom de la déesse-mère terrestre des Védas), apparenté aussi à un vieux nom de l’Armorique (Letha en vieil-irlandais, Letau en vieux-breton, Llydaw en gallois même de nos jours).[10]

D’autres déesses guerrières

Une autre classe de déesses guerrières mérite d’être mentionnée ici. Ce sont celles dont les noms laissent entendre une fonction belliqueuse bien qu’elles ne soient pas directement associées à Mars. L’une d’entre elles s’appelle Cathubodua (« corneille des batailles ») ; elle est connue par une inscription chez les Allobroges de l’actuelle Savoie.[11] L’existence d’une Badb Catha dans la mythologie irlandaise — esprit sinistre qui apparaît sous la forme d’un corbeau lors des batailles — a facilité l’interprétation de cette déesse.[12] Badb Catha est une hypostase de la Morrígan, « Grande Reine » de la mythologie irlandaise et l’une des principales divinités de cette île-là.

La racine bodua « corneille » n’est pas à confondre à boudi- « victoire », nonobstant la connotation martiale commune aux deux. C’est cette dernière qu’on trouve chez Boudina, une déité dont on ne semble trouver de traces que chez les Trévires. Nos inscriptions mentionnent d’autre divinités aux côtés de Boudina, à savoir (1) à Pantenburg dans l’arrondissement de Bernkastel-Wittlich de la Rhénanie-Palatinat, Alauna (sur les deux autels) et Deus Voroi(us) (sur l’un ; ce dieu, invoqué comme Vorioni deo à Trèves, « pourrait être lié à l’eau et aux gués » selon Edith Wightman)[13] ; (2) à Liesenich dans l’arrondissement de Cochem-Zell (dans le même Land), l’honneur de la maison divine, le numen d’Auguste, Mars Smertrius et [...] Vindoridius Boud[..]na.[14] Le site à Pantenburg aurait compris une source sacrée et une colonne de Jupiter. Le texte de l’inscription de Liesenich semble à premier coup faire de Boudina une parèdre de Mars Smertrius, et donc analogue à Ancamna. Mais si la lecture est bonne, et que Vindoridius est mâle, Boud[...]na semble être un surnom masculin de la première déclinaison qui lui était appliqué. En latin on trouve bien des noms masculins terminant en -a[15] — et aucune inscription ne spécifie qu’il s’agisse d’une déesse Boudina. Il s’agirait plutôt d’un parèdre de Mars Smertrius. Le nom Alauna (presque certainement féminin, parce qu’on connaît des Alaunus au masculin) voudrait dire « nourricière » ou bien « errante, nomade » ; il est souvent appliqué à des rivières.[16] Alauna serait-elle donc la déesse tutélaire d’un cours d’eau local ? (Dans ce cas, il ne s’agirait probablement pas de la Lieser, qui s’appelle Lesura du moins à l’époque d’Ausone.) En tout cas, si Alauna et Deus Voroius sont liés à Boudina, ils ne sont qu’indirectement liés à Mars.

Les noms de quelques autres déesses contiendraient la racine boudi-: à Bordeaux on a la « déesse Tutèle Boudig(a) », honorée sur un autel qui a des représentations des déesses mères, d’un dieu fleuve, et d’un animal grossier (un sanglier ?)[17] ; à Cologne, deux inscriptions invoquent les « Matrones Boudunne(ih)ae »,[18] qui pourrait relever plutôt de la religion germanique que de la celtique.

Toujours en Germanie-Inférieure, on trouve également une déesse (guerrière ?) appelée Vagdavercustis. Son autel à Cologne est décoré d’arbres — tout comme un autel dédié à Bellone à Mayence.[19] Une dévote de Vagdavercustis, sachant qu’on y en méconnaissait le nom, a-t-elle pu choisir de faire inscrire celui de Bellone à sa place ? L’autel mayençais de Bellone, comme les dédicaces à Vagdavercustis, ne fait pas mention de Mars.

Némésis est assez clairement invoquée à Dalheim et à Öhringen. Il est à noter que cette déesse vengeresse était plus réputée par les Anciens qu’elle n’est aujourd’hui. En punissant des scélérats, elle était liée au rétablissement du bon ordre, et donc au maintien de la paix ; le motif de Pax-Nemesis allait apparaître sur les monnaies de Claude. Némésis a également été liée à Diane : un autel à Cologne est dédié à Diane Némésis, un autre à Bonn l’est à Némésis Déane, et une abréviation ambigüe à Grand pourrait également lier les deux déesses.[20] Une statue en calcaire à Carnuntum (en l’Autriche actuelle) représente une déesse de ce type hybride : vêtue en Amazone, elle porte aux mains un fouet et l’épée de Justice et à la tête la lune croissante de Diane ; à ses côtés se trouvent le griffon et la roue de Némésis.[21]

Conclusions

De même que Mars peut être le dieu le plus polyforme de la Gaule, les parèdres féminines de Mars sont diverses. Il y a des déesses qu’on rapproche à la Victoire romaine, comme Ancamna et Némétona chez les Trévires et leurs voisins. D’autres déesses sont plus étroitement associées au combat sanguinaire ; c’est sans doute le cas chez Litavis, que les anciens ont parfois interprété en Bellone, et probablement chez Cathubodua comme homologue présumée de Badb Catha.

Ces parèdres achèvent l’œuvre de Mars, soit en garantissant le salut de la communauté, soit en attaquant ses ennemis. D’autres déesses comme Vagdavercustis ont affaire à la guerre sans être apparemment associée à Mars.

Bien qu’on assimile parfois la Brigid irlandaise à la Minerve gauloise (soit à Bélisama), c’est à Victoire qu’on identifie l’homologue bretonne de Brigid, la déesse Brigantia. Voilà une raison de préférer le rapprochement de Brigid avec notre déesse Némétona plutôt qu’avec Bélisama.


Notes et références

English (Shakespeare)
English please!
Deutsch (Goethe)
Auf deutsch, bitte!
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