DEAE RITONAE PRITONAE : à la DEESSE RITONA PRITONA

Iconographie · Sites · Inscriptions · Nom

Introduction

Ritona est une déesse dont le nom signifierait le « grand gué » ou « déesse du gué ».Wightman, Edith Mary (1970). Roman Trier and the Treveri. Rupert-Hart-Davis, London, p 217. D’un certain point de vue, elle doit se classer comme une des plus importantes des divinités « mineures » de la Gaule septentrionale et orientale. Son culte est attesté en plusieurs endroits ; ses adorateurs proviennent de diverses couches sociales ; ses liens avec le culte impérial et avec des divinités aussi prestigieuses que Minerve, les Matrones, Mercure et Diane suggèrent tous son importance. Et pourtant, il y a beaucoup sur elle qui n’est pas connu avec certitude.

Pour explorer les évidences concernant Ritona, j’ai écrit une série d’articles de blog (en anglais) en 2016, au cours de laquelle j’ai assemblé une nouvelle image de Ritona et écrit même quelques mythes modernes. J’ai également donné une présentation sur Ritona en mai 2021 (qui comprenait un bref rituel) pour le Comreton Calleios organisé par la Toutâ Galation. Cette page-ci tentera de synthétiser ce matériel dans un format mieux organisé et moins bavard que la présentation — au cours de laquelle, cependant, j’ai mis un peu en avant plus mes interprétations dévotionnelles personnelles. Je recommande donc de regarder la présentation et de lire les articles de blog si cela vous intéresse.

Pritona de Contiomagus
Ce qui reste de la sculpture de Pritona à Contiomagus (Pachten).
(Photo par l’utilisateur de Wikimedia Lokilech, CC BY-SA 3.0)

L’iconographie

Les représentations physiques de Ritona sont malheureusement très rares. Il existe un certain nombre d’ex-voto, mais une seule sculpture prétend clairement et ouvertement de la représenter — ou plus exactement de représenter Pritona, car l’inscription utilise cette variante de son nom. Il s’agit de la représentation fragmentaire de Pritona à Contiomagus ou Pachten, dont la partie extante représente les pieds de Pritona (ce qui peut être une survie providentielle...) et assez de ses jambes pour montrer qu’elle était habillée et assise d’une manière qui rappelle les Déesses-Mères de la région. Quelque chose semble être posée sur ses genoux (là où les Déesses-Mères tenaient fréquemment des bols de fruits, de petits chiens ou des bébésMiranda Green (1992), Symbol & Image in Celtic Religious Art, Routledge, pp. 28, 30, 33.). À la gauche de Pritona on voit peut-être le fragment d’une corne d’abondance. Tout intrigante soit-elle, cette représentation nous laisse encore nous demander ce que Pritona aurait tenu dans ses mains, si elle avait quelque chose sur la tête (un voile, une couronne, des bois de cerf, un casque ?) ou s’il y avait quelque chose au-dessus (des oiseaux, des arbres, un nimbe ?).

Crain ex voto
La stèle de Crain, représentant apparemment un adorateur de Minerve et Ritona.
(Dérivée d’une a photo de l’utilisatrice de Wikimedia Ji-Elle, CC BY-SA 3.0)

Pour autant que je sache, la pierre de Contiomagus est la seule représentation explicitement destinée à montrer la déesse elle-même. D’autre part, l’inscription de Crain est accompagnée d’un monsieur à l’allure joviale qui tend un plat d’offrande avec peut-être quelques petits gâteaux, tout en versant une libation à Minerve et Ritona. Cela représente vraisemblablement le dédicant, Aprilis Tami filius. À partir de cette représentation, nous savons que les libations et les gâteaux sont des offrandes acceptables pour Minerve et Ritona.

Outre sa propre iconographie, il convient de considérer des vestiges votifs, en l’occurrence ceux trouvés près du temple de Ritona dans l’Altbachtal (un ensemble de temples à Trèves). Des pèlerins y auraient déposé, près du temple de Ritona, une terre cuite de Diane, trois statuettes de Matrones, deux de Minerve, une de Vénus, une de Fortuna et deux bustes masculins non identifiés. Il y a aussi une représentation d’une corne d’abondance et, exceptionnellement, une tablette votive où on a sculpté le contour d’une paire de pieds humains.Gose, Erich, et Reinhard Schindler (1972). Der gallo-römische Tempelbezirk im Altbachtal zu Trier. Von Zabern, Mainz. Ritona, en d’autres termes, est associée à de nombreuses autres divinités, notamment les Matrones et Minerve. Et les pieds sont en quelque sorte pertinents, comme il conviendrait en effet pour une déesse des gués, où les gens peuvent traverser (à pied) des rivières qui nécessiteraient autrement un bateau.

Les sites de culte

Le culte de Ritona est attesté sur plusieurs sites. On sait qu’au moins deux temples lui ont été dédiés : l’un dans l’Altbachtal à Trèves, l’autre à Montaren-et-Saint-Médiers près d’Uzès dans le Languedoc. D’autres endroits où les inscriptions religieuses mentionnent Ritona sont le Vicus Contiomagus soit l’actuel Pachten (une section de Dillingen) en Sarre, et Crain à la frontière des Éduens et des Sénons dans l’actuelle Bourgogne. Une inscription supplémentaire est très fragmentaire, mais si elle mentionne Ritona, alors cela place un troisième temple également dans le pays des Éduens à l’actuel Saint-Honoré-les-Bains en Bourgogne (une station thermale).

map of Ritona sites
Carte des sites associés à Ritona ainsi que les limites (approximatives) des cités dans lesquelles ils se trouvent.

Ces sites représentent les territoires de trois nations gauloises différentes (les Trévires, les Éduens et les Volques Arécomiques) dans les Gaules narbonnaise, lyonnaise et belge. En plus, deux de ces sites sont situés près des frontières civiques : Crain jouxte la frontière entre les Sénons et les Éduens, tandis que Contiomagus est près de la frontière des Trévires et des Médiomatriques. Donc, Ritona n’est point limitée à une cité en particulier ; au contraire, elle semble être l’une de ces divinités vénérées dans les sanctuaires frontaliers afin que leurs lieux de culte soient accessibles aux personnes des deux communautés, soulignant ainsi leur rôle de divinités liminales de lieux de passage.Parmi d’autres divinités dans cette catégorie on note Vosegus et Intarabus.

Il existe une coïncidence géographique intéressante entre l’Altbachtal et Contiomagus : les deux sont des sites sur de grandes rivières (respectivement la Moselle (Mosella) et la Sarre (Sarauus)) où il y a une confluence avec un cours d’eau plus petit (l’Altbach et le Prims, respectivement) près d’un endroit où la grande rivière peut être traversée à gué ou pontée. Le site de Crain se trouve également tout près d’une rivière, à savoir l’Yonne (Icauna).

Les environs de ces sites de Ritona peuvent également être pertinents. L’Altbachtal est l’une des principales zones sacrées de Trèves, avec une grande diversité de temples et d’autels. Le fanum de Ritona — un élégant bâtiment rectangulaire à deux étages avec un portique enveloppantWightman, Edith Mary (1970). Roman Trier and the Treveri. Rupert-Hart-Davis, London, p 217. — se trouve dans un petit groupe de temples situé quelque peu à l'écart du groupe principal de l'Altbachtal. Tout près, dans ce groupe, se trouvait un pilier dédié au dieu Vorion, ainsi que de petits temples à Epona, au Dieu-Taureau, aux Déesses-Mères, à Mercure, à Avéta et à Fortuna, ainsi qu’un temple impressionnant dédié peut-être à Mars et à Nemetona.Gose, Erich, et Reinhard Schindler (1972). Der gallo-römische Tempelbezirk im Altbachtal zu Trier. Von Zabern, Mainz. Faust, Sabine, et al. (1996). Religio Romana: Wege zu den Göttern im antiken Trier. Rheinisches Landesmuseum Trier. Il est possible (mais en aucun cas certain) que la contiguïté des temples puisse dans certains cas refléter une relation cultuelle quelconque.

En même temps, Contiomagus fournit également des preuves du culte de Mercure à proximité de la découverte de Ritona.EDCS-10601197.

Les inscriptions

Comme il n’y a qu’une poignée d’inscriptions à Ritona, autant les présenter brièvement ici. On a quatre inscriptions de la Gaule belgique — trois de Trèves, une de Pachten — qui se trouvent toutes dans l’ancien territoire des Trévires.

De Trèves :

Numini[bus] / Aug(ustorum) Rito/[nae] siue ex iu[ssu Pr]/itioni[ae(?) ...] / Rasius [...] / [...] lib[er]/[t]us u(otum) s(oluit) l(ibens) m(erito)
« Pour les numina des Augustes, à Ritona soit par [l’ordre de Pr]itoni[a? ...] Rasius [......], un affranchi, a dûment et justement acquitté son vœu. »EDCS-06100436.
Dea(e) Ritona(e) / Pritona(e) / Arbusius / C[
« (À) la déesse Ritona Pritona, Arbusius C... »EDCS-11201752.
[In honorem] d(omus) d(iuinae) / [deae] Riton(a)e / [aedem et] aram / [orname]ntis et do/[nis omn]ibus ue/[tustat]e co(n)su/[matis] restutu/[erunt] Catirius / [...]us et Cari/[sius Me]morialis / [
« En l’honneur de la maison divine, à la déesse Ritona, ce temple et cet autel avec ses ornaments et tous ses dons, étant consommés par l’âge, Catirius, [...]us et Cari[sius Me]morialis les ont restaurés [...] »EDCS-11201753.

De Contiomagus :

[In] (h)o(norem) d(omus) [d(iuinae)] / [d(e)a]e Pritonae [...]/ninae siue Ca[...]/on(a)e pro salute / [u]ikanorum Conti/omaglensium(!) Ter/tinius Modestus [...]EC[...]
« En l’honneur de la maison divine, à la déesse Pritona [...]nina soit Ca[...]ona pour le salut des habitants de Contiomagus, Tertinius Modestus [...]ec[...] (a dédié ceci). »EDCS-10900247.

Les quatre inscriptions trévires attestent de la diversité des personnes qui adoraient Ritona : citoyens romains, anciens esclaves, communautés pérégrines. Ce sont ces inscriptions (et elles seules) qui utilisent la variante du nom Pritona, que l’on ne trouve pas plus au sud. De l’inscription de Contiomagus, nous pouvons apprendre que la déesse Pritona a également été syncrétisée avec une autre déesse, dont le nom est malheureusement fragmentaire. Il commence par CA et se termine par ONA ; il s'agit peut-être d’une déesse connue uniquement aux alentours du village — je n’ai pas pu trouver de candidate plausible parmi les déesses connues ailleurs.

En dehors de la Gaule belgique, nous avons une dédicace de temple certaine dans le Languedoc, une possible en Bourgogne, et (comme nous l’avons vu) une charmante stèle de Crain en Bourgogne, qui associe Ritona à Minerve.

De Montaren-et-Saint-Médiers :

L(ucius) Gellius / Sentronis f(ilius) / Ritonae aede(m) / u(otum) s(oluit) l(ibens) m(erito)
« Lucius Gellius, fils de Sentron, (a dédié) ce temple à Ritona en s’acquittant dûment et justement son vœu. »EDCS-09201387.

De Crain :

Aug(usto) sacr(um) dea(e) Miner[u(ae)] / [...] Rit(onae?) April(is) Tami I(ilius?) / [
« (Ceci) consacré à l’Auguste, à la déesse Minerve [...] (et à) Rit(ona ?), Aprilis fils de Tamius l’a dédié. »EDCS-10501887.

De Saint-Honoré-les-Bains :

[Num]in[ib(us) Aug(ustis)] / [...]lli[...]iton[a]e [...] / [...] Albillius Siluius / [Albi]lli f(ilius) qui aedem / [cu]m suis omnib(us) / [or]namentis do/n[a]uit ex [u(oto)] posuit
« Aux numina des Augustes, [...]lli[..] à [.]itona (?), Albillius Silvius fils d’Albillius qui lui a donné ce temples avec tous ses ornaments a érigé (ceci) en acquittant de son vœu. »EDCS-10501803.

Il faut remarquer que quatre des sept inscriptions où Ritona est mentionnée associent la déesse à la maison impériale ou aux numina des Augustes. Cela laisse penser à quelque lien de Ritona avec les hautes affaires de l'État.

Le nom et son étymologie

Comme ceux de bien d’autres divinités — Epona, Ðirona, Damona, Maponus et Carnonos, par exemple — le nom de Ritona se compose d’une racine gauloise suivie du suffixe divin ou augmentatif -on-. Dans le cas de Ritona, la racine est rit-, la même que l’on retrouve aujourd’hui dans le mot gallois rhyd “gué”, également attestée dans de nombreux toponymes qui se terminent en -ritum.Delamarre, Xavier (2003). Dictionnaire de la langue gauloise. Errance, Paris, p. 258. Ainsi Ritona veut tout simplement dire « déesse du gué » ou « le grand gué ». C’est une de ces racines où le celtique a perdu un p ancien, de *prit- ; le même p se conserve dans les langues italiques pour donner portus et donc « port », tandis qu’il se transforme en f dans les langues germaniques comme dans « fjord » et même le mot anglais ford « gué ». On apprécie donc l’intérêt de la variante Pritona attestée en Gaule belgique aux côtés de Ritona (en effet, une source ancienne utilise les deux ensemble comme dea Ritona Pritona, comme nous l’avons vuEDCS-11201752.). Comme la Gaule belgique aurait été une zone de contact linguistique avec une langue pré-celtique (la langue belge hypothétique), il me semble plausible qu’un théonyme proto-celtique *φrit-on-ā ait pu être emprunté à une langue locale où le son p existait, puis réempruntée au celtique après que ce dernier eut à nouveau développé un son p. Alternativement, cela peut simplement être l’un de ces cas où le langage religieux présente un archaïsme inhabituel.

Je note, cependant, que Xavier Delamarre et quelques autres chercheurs ont suggéré que le nom de Ritona ne dérive pas de ritu « gué » mais de ritus, dont la racine celtique homophone signifie « course ».Delamarre, Xavier (2003). Dictionnaire de la langue gauloise. Errance, Paris, pp. 258–259. Les deux racines sont homophones en celtique, mais en indo-européen, ritus « course » n’a jamais eu de p. En conséquence, je dois considérer cette théorie — qui ne peut expliquer la variante Pritona sans plaidoirie spéciale — comme non-partant.

Conclusions

pedes Ritonae
Pieds votifs gravés sur une tablette de pierre dans l’Altbachtal.D’après Erich Gose et Reinhard Schindler (1972). Der gallo-römische Tempelbezirk im Altbachtal zu Trier. Von Zabern, Mainz.

Je considère Ritona avant tout comme une déesse au gué, soit un endroit où l’on peut traverser surement une rivière — un concept évidemment chargé de signification symbolique. Ritona n’est évidemment ni la déesse d’un gué particulier ni une nymphe locale ; comme on l’a vu, on la retrouve à plusieurs endroits, et on constate ses associations éminentes et augustes.

Les pieds votifs que nous avons notés ci-dessus ont pu signifier un remerciement à Ritona pour avoir guéri une blessure au pied ou restauré la fonction de pieds boiteux ou atteints de goutte ou autre. Ou plus probablement, ils peuvent être en remerciement d’avoir accordé un passage sûr sur un gué — un emblème d’un voyage réussi.

Un gué, dans un tel contexte, pourrait lui-même être symbolique — indiquant un passage difficile, semé d’embûches, emmenant une personne hors de sa zone de confort — peut-être même faisant une « traversée » spirituelle entre mondes ou façons de faire. Ou bien on remerciait Ritona peut-être pour avoir aidé à résister à un courant ou à un obstacle littéral ou figuré. Il y a sans doute d’autres interprétations possibles, et ces interprétations ne seraient pas non plus mutuellement incompatibles.

En tant que déesse du gué, Ritona est quelqu’un à qui nous pouvons faire appel pour nous aider à trouver notre chemin dans un territoire inconnu — lorsque nous devons avancer au toucher, au pas, plutôt que de nous en tenir à ce qui est clair et non menaçant. Elle est donc une déesse du dépassement des contraintes précédentes, une déesse de la résistance aux aléas, une déesse de la transition vers de nouvelles opportunités.


Notes

English (Shakespeare)
English please!
Deutsch (Goethe)
Auf deutsch, bitte!
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