Le syncrétisme religieux en Gaule romaine :
jalons d’une typologie

Typologie (syncrétisme à la nomenclature mixte (à l’épithète stable ou ponctuelle ; nature nouvelle ; épithète géographique, fonctionnelle ou générale),
traduction ou
interpretatio (couples mixtes, iconographie indigène),
iconographie classique, identification fonctionnelle) · Significations

Introduction

Mercurio Cissonio ara
Autel gallo-romain dédié à Mercure Cissonius.
(Musée romain d’Avenches)

La religion gallo-romaine se caractérise par les diverses modes de syncrétisme et de cohabitation entre des éléments classiques et indigènes. Cette réalité nous confronte chaque fois qu’on se trouve en face des collections des musées archéologiques de la France, de la Belgique, de la Suisse, du Luxembourg et de la Rhénanie. Elle se renforce lorsqu’on étudie les inscriptions religieuses de la Gaule antique. On a élaboré bien des théories sur la mythologie, le symbolisme, la cosmologie de la Gaule celtique, mais le gros des évidences sont des monuments gallo-romains dont on a expurgé les éléments dits romains, au risque d’offusquer le contexte et les intentions des dévots et dévotes originelles. La mixité culturelle de la religion gallo-romaine n’est ni un choix exotique ni une déviation ; il s’agit plutôt de la réalité fondamentale d’une population qui s’est accommodée à la civilisation classique au fur et à mesure des siècles.

Cette page a pour but de résumer les diverses formes du syncrétisme gallo-romain, dont je propose une typologie provisoire, et d’offrir quelques interprétations possibles de la rencontre civilisationnelle et théologique qu’il signale. Avant de passer à ce dossier complexe, je veux esquisser brièvement le contexte culturel de cette rencontre.

La conquête romaine de la Gaule s’achève en l’an 52 avant notre ère. Il s’agit certes d’une énorme tragédie humaine, dont les victimes se nombrent par des centaines de milliers de personnes tuées, mutilées, déplacées, vendues comme esclaves. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire gauloise. La Gaule se stabilise face à la nouvelle condition des choses. Et ce ne sont pas les Romains et les Romaines qui repeuplent la Gaule conquise, mais les peuplades gauloises ; on n’établit dans les provinces conquises par Jules César que trois colonies romaines : Lugdunum (Lyon), Noviodunum (Nyon) et Augusta Raurica (Augst près de Bâle). Le gros des Trois Gaules se débrouille de sa propre reconstruction sans implantation systématique de colons romains. Le pouvoir central sous Auguste et Agrippa pourvoit un réseau routier et des modèles pour la planification urbaine, mais ce sont normalement les élites indigènes qui prennent en charge la construction des forums, des temples, des théâtres et ainsi de suite. Or, la rencontre des civilisations gauloise et gréco-romaine est déjà séculaire. Les nouveaux dirigeants des nations gauloises devenues cités gallo-romaines sont souvent des aristocrates gaulois ayant combattu dans l’armée romaine. Les personnes qui en possèdent les moyens envoient leurs fils étudier la rhétorique latine et la philosophie grecque à Marseille ou à Autun. Le commerce romain se répand dans l’intérieur.Albert Grenier (1946), La Gaule : province romaine, p. 29., Greg Woolf (1998), Becoming Roman, Cambridge, pp. 114, 116, 125.

C’est ainsi qu’une civilisation gallo-romaine s’érige sur les cendres des guerres des Gaules. Elle complémente la civilisation mixte déjà en vigueur au Midi, où les populations gauloise, grecque, ibère, ligure et romaine s’accommodent depuis longtemps. Les élites des Trois-Gaules ne répudient jamais totalement leur patrimoine celtique (voire germanique ou proto-basque) tout en mettant en valeur leurs nouvelles affinités classiques. Même Julius Sabinus — figure de proue d’une rébellion contre le pouvoir romain en l’an 69 de notre ère — se vante de descendre d’un bâtard de Jules César.P. Cornelius Tacitvs (c. 108), Historiae IV.55. Or, le menu peuple participe lui aussi à ce métissage. Les personnes faisant des dédicaces à des divinités dites romaines sont souvent pérégrines (c.-à-d. non citoyennes romaines), cependant que les produits romains (vins, huile d’olive, garum…) trouvent un marché de masse en Gaule.Greg Woolf (1998), Becoming Roman, Cambridge, p. 174.

Je ne veux point minimiser la violence, les inégalités, l’exclusion inhérentes dans la société romaine. Il s’agit d’une société esclavagiste. La stratification sociale y est marquée — au sommet se trouve l’empereur avec son entourage, puis une poignée de Sénateurs richissimes, puis les chevaliers romains, les citoyens et citoyennes romaines roturières, les pérégrins et pérégrines sans citoyenneté romaines, les affranchi·e·s et enfin les esclaves. Une hiérarchie chez les esclaves reproduit celle des personnes libres, selon le statut des maîtres ou les privilèges accordés aux esclaves. L’armée — composée de citoyens romains et de pérégrins bien nés — joue un rôle prépondérant dans les affaires de l’État. Tout cela dit, les Gaulois et les Gauloises trouvent des moyens de s’adapter au fait accompli, voire de prospérer pendant la Pax romana. Même quand il devient possible en l’an 69 d’élaborer un nouveau projet de société, un « empire des Gaules » indépendant de Rome, les dirigeants gaulois s’annoncent trop perplexes pour s’y engager. On applaudit le patriotisme des rebelles mais on préfère rester dans le giron de Rome. Voilà du moins l’anecdote transmise par l’historien Tacite — lui un Sénateur probablement originaire de Gaule et peu favorable au pouvoir impérial romain.P. Cornelius Tacitvs (c. 108), Historiae IV.69.

Autel de Reims
Autel de Reims, représentant Cernunnos à côté d’Apollon (gauche) et de Mercure (droite).
(Musée Saint-Remi, Reims)

Les divinités celtiques continueront d’être adorées en Gaule sous l’égide de Rome pendant cinq siècles. C’est de cette période, non pas celle de l’indépendance, que date la plupart des statues et des inscriptions qui attestent une spécificité religieuse indigène. Je cite comme exemples le Pilier des Nautes parisiaques (où figure Cernunnos, Ésus, Tarvos Trigaranus, etc.), l’autel de Sucellus et Nantosuelta à Metz et l’autel de Reims où sont représentés Cernunnos, Mercure et Apollon côte à côte.

Le syncrétisme dans les faits

Passons à l’examen du syncrétisme tel qu’il se révèle par les évidences iconographiques et épigraphiques. J’en distingue plusieurs manifestations. D’abord, il y a des divinités qui portent des noms mixtes (latins et indigènes, normalement celtiques) — un phénomène dont les nuances sont déjà assez variées. Puis il y a des divinités dont les noms indigènes se complémentent par une iconographie classique, ou vice versa. Juste en dehors de la définition du syncrétisme sensu stricto sont les couples de divinités mixtes (il s’agit normalement d’un dieu romain avec une déesse indigène). Et on trouve enfin des divinités indigènes dont les fonctions semblent indiquer une identification particulière sans que l’épigraphie l’établisse définitivement. Les complexités sont multiples, et on ne saurait tout dire sur le sujet.

Le phénomène de l’identification mutuelle des divinités originellement d’autres panthéons s’appelle interpretatio. On a parlé d’interpretatio romana et d’interpretatio graeca selon la langue des interprètes, mais l’historiographie moderne souligne l’engagement des peuples indigènes dans ces choix. Le pouvoir impérial n’a pas dicté la théologie aux cités gauloises, qui par contre étaient généralement libres à définir les divinités locales à leur gré. Il s’agit donc plus précisément d’une interpretatio indigena.Ralph Häusseler (2012), “Interpretatio indigena: re-inventing local cults in a global world”, Mediterraneo antico XV (1–2): pp. 143–174.

Les divinités aux noms mixtes

Le type de syncrétisme le plus fréquent et le plus clair, c’est la juxtaposition d’un théonyme latin avec un théonyme gaulois. Je cite comme exemples Mars Mullon ou le dieu Mercure Moccus. Dans les deux cas, l’épigraphie ne révèle aucune attestation du nom celtique (Mullon ou Moccus) sans théonyme latin.Dans le cas de Mullon, une inscription (, 2007: 939) sur une douzaine offre une autre identification — Deo inuicto Mulloni, soit « au Dieu invaincu Mullon ». Le « Dieu invaincu » est normalement le Soleil invaincu, mais parfois Mithras voire Hercule. Donc, il est strictement abusif de parler d’un culte à Moccus tout court en Gaule ; la seule attestation explicite qui existe (à Langres) concerne Mercure Moccus.CIL, XIII: 5676. La pierre votive est également dédiée in honorem domus diuinae “en l’honneur de la maison divine”, c.-à-d. à la maison impériale.

Un bronze de Mercure
Un bronze de Mercure trouvé à Reims. Il pourrait s’agir d’une représentation du Mercure du Puy de Dôme (une statue monumentale créé par Zénodore au frais de 400.000 𐆘)
(Musée Saint-Remi, Reims)

Les identifications ne se font pas par hasard. La grande majorité concerne un nombre relativement restreint de divinités romaines : surtout Mars, bien souvent Mercure et Apollon, parfois Silvain, Hercule, Diane et Victoire, rarement Jupiter ou Minerve… et à peu près jamais Vénus, Junon, Vulcain ni Fortune, bien que leurs cultes fussent assez bien établis en Gaule romaine. Chaque nation gauloise semble posséder un avatar préféré de Mars (voire plusieurs) dans la mesure où l’évidence épigraphique soit assez abondante pour l’identifier. Il s’agit donc de Mars Caturix chez les Helvètes, de Mars Cnabetius chez les Médiomatriques, de Mars Leherennus chez les Convènes, de Mars Mullon chez les Riédons, de Mars Loucetius chez les Vangions et de Lénus Mars chez les Trévires. On semble posséder un nom pour ce phénomène, soit le Toutatis, le dieu guerrier de la tribu.Pierre-Marie Duval (1993), Les dieux de la Gaule, Éditions Payot. Une fonction de base serait donc partagée entre les Toutatis des diverses cités, ainsi qu’un idiome iconographique (guerrier au casque corinthien portant un bouclier et une lance). Ces Mars sont donc analogues mais distincts ; leurs noms respectifs signifient diverses qualités et les pratiques cultuelles peuvent varier (par exemple, on trouve chez Lénus Mars un aspect guérisseur qui ne se constate pas partout).

Mercure, par contre, bien que doté de plusieurs identifications celtiques et germaniques, s’appelle le plus souvent « le dieu Mercure » tout simplement (soit deo Mercurio au datif). Pour lui, le nom celtique l’associe souvent à un nom de lieu, peut-être sans définir l’identité du dieu d’une manière exclusive. Je reviens à ce thème ci-dessous.

Les épithètes d’Apollon sont assez diversifiées sur le plan géographique, mais dans chaque région une seule épithète prédomine. Les fonctions d’Apollon Bélénus (au Sud), d’Apollon Borvon (dans le Massif central), d’Apollon Grannus (dans l’Est) et d’Apollon Moritasgus (près d’Alésia) ne semblent pas être trop différentes. Il s’agit dans tous les cas d’un Apollon guérisseur, pourvu des sources chaudes thérapeutiques, représenté le plus souvent en citharède. Ces hypostases d’Apollon ne sont pas identiques mais pour ainsi dire complémentaires. Cet état des faits ressemble davantage au profil de Mars que celui de Mercure… mais comme chez Mercure, les dédicaces « au dieu Apollon » sans épithète indigène sont fréquentes.

Les identifications des dieux locaux avec Mars, Mercure ou Apollon sont peut-être plus anciennes que la conquête romaine.Jean-Louis Brunaux (2006), Les druides : des philosophes chez les barbares, Éditions du Seuil, pp. 231–234, 238–239. Elles s’inscrivent dans un contexte culturel où de différents peuples s’accoutument à reconnaître dans les divinités des autres les mêmes divinités qu’ils adorent eux-mêmes. Comme le remarque Plutarque,

« nous ne croyons pas qu’ils (les dieux) soient différents chez les différentes nations ; qu’il y en ait de particuliers pour les Barbares et pour les Grecs, pour les peuples du Nord et pour ceux du Midi. Comme le soleil, la lune, le ciel, la terre et la mer sont communs à tous les hommes, quoique chaque nation leur donne des noms différents, de même cette raison suprême qui a formé l’univers, cette Providence unique qui le gouverne, ces génies secondaires qui en partagent avec elle l’administration, ont, chez les divers peuples, des dénominations et des honneurs différents que les lois ont réglés. »Plvtarchvs (c. 100), Moralia, « De Iside et Osiride » lxvii. Traduction de D. Richard (1870) sur remacle.org.
Voilà du moins l’opinion d’un philosophe grec qui était citoyen romain et qui s’intéressait à la religion égyptienne…. Le contact culturel aboutit très souvent à des interpretationes religieuses. Les Romains n’hésitent pas par exemple à « interpréter » l’Héra grecque comme leur déesse Junon, malgré d’importantes nuances qui en distinguent leur caractérisations grecques et romaines. L’interprétation n’anéantit pas les nuances, mais elle leur fournit un contexte, une base de comparaison. Je reviens à cette question infra.

Mes lectrices et lecteurs ont sans doute observé que le nom latin précède typiquement le nom indigène, comme c’est le cas chez Mars Camulus, Diane Abnoba, Mercurius Cissonius, Apollon Grannus et ainsi de suite. Mais l’ordre est renversé dans une petite poignée de cas : Lénus Mars, Sulis Minerve en Grande-Bretagne, parfois Loucetius Mars, Visucius Mercurius une fois….

Il y a encore d’autres variations sur le thème que je profile dans les sous-sections qui suivent.

Bronze d'Intarabus
Statuette de Mars Intarabus à la peau de loup, trouvé à Bastogne-Noville
(Musée archéologique luxembourgeoise, Arlon)

Les divinités à l’identification ponctuelle

Toutes les identifications ne sont pas semblables. Parfois, l’identification est stable et régulière. Il est rare qu’on fasse mention de Camulus sans l’identifier comme Mars Camulus. Par contre, Intarabus est normalement invoqué comme « le dieu Intarabus » ; seulement une inscription l’identifie à Mars,CIL, XIII: 3653. et elle se trouve sur une statuette en bronze qui le représente un peu en Silvain…. Cette allusion apparemment à Mars Silvain nous paraît occasionnelle voire improvisée, contrairement à l’ubiquité, la stabilité de l’identification Mars–Camulus.

Une autre sorte d’improvisation théologique probable se signale dans l’identification à Trèves de deux divinités comme « Vertumnus siue Pisintus » “Vertumnus soit Pisintus”., 1928: 190. La formule « X siue Y » est relativement rare en Gaule ; elle signale en soi la nature provisoire de l’identification.

Beaucoup d’épithètes sont des hapax. Parfois les divinités déjà connues sont qualifiées de telles épithètes ; par exemple, le Mercure compagnon de Rosmerta s’appelle « Excingiorigiatis » sur une inscription à Ueß, 1935: 29. ; à Branges chez les Éduens, on appelle Apollon Grannus « Amarcolitanus »CIL, XIII: 2600. “à la vision large”.Xavier Delamarre (2003), Dictionnaire de la langue gauloise, Éditions Errance, p. 40. Ces hapax peuvent fournir de nouvelles nuances à nos connaissances des divinités en question lorsque leurs étymologies sont suffisamment transparentes. Dans le cas d’Apollon Grannus, l’hypothèse qu’il soit un dieu solaire concorde avec une épithète qui souligne sa vision universelle, une caractéristique des divinités solaires classiques. On ne saurait point abstraire le culte d’Amarcolitanus de celui de Grannus : la seule attestation du mot Amarcolitanus, c’est comme une épithète d’Apollon Grannus.

Bronze de Sucellus
Statuette de Sucellus de Vienne. Le dieu est nu à part de la peau de loup ; il porte une olla d’une main et sans doute un maillet (aujourd’hui disparu) de l’autre. Derrière lui, un énorme maillet termine en une couronne composée de cinq autres.
(Modification d’une photographie du Walters Art Museum, licence Creative Commons)

Les divinités hybridées

Les identifications révèlent parfois une vraie évolution théologique. C’est notamment le cas, à mon avis, chez le Silvain gaulois qui exemplifie la coexistence des deux divinités qui contribuent au syncrétisme avec une divinité de nature hybridée. Dans l’occurrence, il s’agit d’un Silvain plus ou moins romain, d’un Sucellus gaulois, et d’un « Sucelus Silvain » à l’iconographie mixte (or, ce dieu hybridé s’appelle le plus souvent « Silvain » tout court…). Voilà pourquoi les polythéistes déclarent parfois que un et un font trois.On attribue ce bon mot polythéiste à Tamara Siuda, fondatrice de la tradition kémétiste orthodoxe. P. Sufenas Virius Lupus (2016), Antinoan Mysteries, p. 16. Le syncrétisme résulte en la coexistence des deux divinités originelles à côté d’une troisième qui participe à la nature des deux.

Les divinités à l’épithète géographique

On qualifie assez souvent une divinité d’une épithète géographique faisant allusion à un lieu de culte important. En vue du prestige du sanctuaire de Mercure au sommet du Puy de Dôme, on ne s’étonne pas de l’apparition des épithètes comme Mercurius Dumias “du Puy de Dôme” ou “de la colline”Delamarre (2003), op. cit., pp. 153–154. ou Mercurius Aruernus “l’Auvergnat, l’Arverne”. Rien que chez Mercure, je cite comme d’autres exemples Mercurius Vosegus “des Vosges”, Mercurius Bigentius “de Piesport”, Mercurius Cimbrianus “des Cimbres” et Mercurius Canetonessis (sans doute) “de Berthouville”Monique Dondin-Payre, « Celtiques ? Romains ? Indigènes ? Importés ? Divinités et pratiques religieuses dans l’empire romain de l’Occident. » Page 82 in Marie-Odile Charles-Laforge (2014), Les religions dans le monde romain: Cultes locaux et dieux romains en Gaule de la fin de la République au IIIe siècle après J.-C. : persistance ou interpretatio ? Artois Presses Université..

Que signifie-t-elle une déclaration d’appartenance géographique de ce genre ? Elle souligne bien sûr la spécificité d’un culte localisé, alors que les religions polythéistes sont décentralisées et que les caractéristiques des cultes locaux peuvent être très saillantes. Il serait incorrect d’aller au sanctuaire du Puy de Dôme adorer Mercure des Vosges. Or, les cultes locaux se propagent en dehors de leurs zones d’origine. La plupart des inscriptions à Mercure l’Auvergnat et à Mercure du Puy de Dôme sont attestées assez loin de l’Auvergne.

Mais le Mercure du Puy de Dôme est-il forcément un autre dieu que le Mercure qu’on adore dans les contrées voisines ? Pas nécessairement, car il pourrait s’agir d’un avatar spécialisé du même dieu… voire d’une discipline cultuelle spécialisée pour adorer le même dieu. Pourtant, on connaît des exemples où l’épithète géographique désigne une divinité vraiment distincte, comme la Diane d’Éphèse ou le Jupiter de Dolichè (les cultes des deux sont attestés chez les Gaulois), dont les origines, l’iconographie et les pratiques cultuelles sont bien différentes que celles de leurs homologues accoutumées. Et pourtant… la Diane d’Éphèse est aussi une Diane, le Jupiter de Dolichè est aussi un Jupiter, sinon on aurait choisi d’autres noms pour les désigner. C’est un fait paradoxal que les dénominations du genre « divinité X du lieu Y » insistent à la fois sur l’identité de la divinité comme X et sur la différentiation entre cet X propre au lieu Y et aux autres formes de X qu’on rencontre ailleurs. L’analogie est inexacte, mais on pourrait comparer le culte catholique de Notre Dame de Lourdes, qui est caractérisé par une histoire particulière (apparitions du xixe siècle), une théologie discutée (l’Immaculée Conception) et des pratiques remarquables (supplications pour la guérison miraculeuse). Toutes ces caractéristiques démarquent le culte de Notre Dame de Lourdes de celui de la Madone noire de Częstochowa ou de la Vierge de Rocamadour. Or, il s’agit dans les trois cas (d’hypostases) de Marie la mère de Jésus.

Les divinités aux épithètes fonctionnelles

D’autres épithètes ne font pas référence à des lieux mais aux activités divines. Apollon Grannus Amarcolitanus “à la vision large” en serait un exemple celtique, comme on vient de voir ; un autre, selon Patrizia de Bernardo Stempel, serait Mars Albiorix “ruling over the world”,Patrizia de Bernardo Stempel (2006), “Theonymic Gender and Number Variation as a Characteristic of Old Celtic Religion”. Pages 31–47 in M. V. García Quintela, F. J. González García & F. Criado Boado (eds.), Anthropology of the Indo-European World and Material Culture, 5th Colloquium of Anthropology of the Indo-European World and Comparative Mythology Santiago de Compostela 2004, Budapest 2006. connu par un autel des alentours de Vaison-la-Romaine. De même en latin, Jupiter peut être qualifié de conseruator “qui conserve” ou depulsor “qui délivre du mal” ; Mercure est qualifié une fois de peregrinorum “des étrangers”.EDCS-25601387. De Bernardo Stempel considère que les épithètes comme « Toutatis “of the tribe/town” » et « Cissonios [sic] “of the market [baskets]” » appartiennent à la même catégorie (« epikleseis of appurtenance ») que les épiclèses toponymiques ou ethnonymiques,De Bernardo Stempel (2006), op. cit. mais à mon sens il vaut mieux les considérer comme fonctionnelles.

Les épithètes fonctionnelles sont normalement réservées pour une divinité en particulier, dont elles définissent un domaine clé. Cependant, il y a des exceptions. L’épithète Iouantucarus “qui prend soins des jeunes” ou “qui aime la jeunesse”Delamarre (2003), op. cit., pp. 190–191. s’applique à MarsCf. , 1924: 17 et à MercureCf. CIL, XIII: 4256. et s’emploie même toute seule.CIL, XIII: 10024, 6.

Smertrios (Pilier des Nautes)
Relief de Smertrios du Pilier des Nautes parisiaques.
(Musée de Cluny, Paris)

Les divinités aux épithètes générales

D’autres épithètes sont relativement génériques. Voilà ce que de Bernardo Stempel qualifie de « polyvalent epikleseis », par exemple mogetios “mighty”.De Bernardo Stempel (2006), op. cit. En Gaule, la plupart des épithètes comme ça sont latines : augustus/augusta, sanctus/sancta, uictor/uictrix. On attribue les épithètes inuictus “invaincu”Voir la note ci-dessus sur Deo inuicto Mulloni. et regina “reine” à plusieurs divinités.En Gaule, il s’agit normalement de Junon mais quelquefois d’Isis, de la déesse Candide, de Minerve ou de Fortuna. On trouve aussi des exemples d’« Epona Regina » dans les provinces danubiennes. Un autre exemple d’une épithète générique, selon Ralph Häussler, serait Smertrios “pourvoyeur”,Ralph Häussler (sans date), Ogmios | Smertrios / Smertullus | Hercules. Häussler cite aussi la variante Smertullus, qui est moins supportée. qui s’applique à Mars,CIL, XIII: 11975 et , 1961: 328b. à Dis, 1950: 98 et à Jupiter, 1987: 756 aussi bien qu’à la figure herculéenne (sans interpretatio) du Pilier des nautes parisiaques. Qu’une épithète de ce genre soit gauloise ou latine, elle n’est pas normalement « le nom » de la divinité à laquelle elle s’applique. Les épiclèses, les titres et les surnoms sont répandus parmi les divinités d’un point de vue interculturel, et il faut s’attendre à ce qu’ils se retrouvent parmi les divinités gauloises.

Bien que les épithètes de ce genre soient théoriquement catholiques, elles ne s’appliquent pas dans les faits par hasard. Ce n’est pas toute divinité qui soit qualifiée de sancta ; optimus maximus « très-bon, très-grand » appartient quasi exclusivement à Jupiter ; inuictus évoque normalement le dieu-Soleil syrien. L’épithète augustus/augusta s’applique d’une façon un peu plus générale, mais non sans suggérer un lieu avec le culte impérial. Elle est particulièrement répandue pour les divinités à Lyon, siège du pouvoir civil dans les Trois Gaules.

Il faut également noter la présence très répandue en Gaule — avec les théonymes et celtiques et latins — de mots que de Bernardo Stempel qualifie de « catégories » ; elle cite comme exemples « deus/dea, genius, lares, matres, matronae, nymphae ».De Bernardo Stempel (2006), op. cit. Donc, les inscriptions honorent deus Apollo, les matronae Aufaniae, dea Minerua, deus Sucellus et ainsi de suite beaucoup plus souvent que dans d’autres provinces de l’Empire romain.

Victoire du Sablon
Statue monumentale de Victoire trouvée à Metz.
(Musées de la Cour d’Or, Metz)

Les divinités indigènes aux noms latins

Dans certains cas, on a l’impression d’avoir affaire avec une divinité indigène présentée sous un nom latin. Il ne pourrait s’agir que d’une inférence plausible, mais les évidences sont parfois frappantes. D’abord le culte d’une divinité indigène s’atteste chez une population ; par la suite, on observe que ce culte semble se pratiquer avec un théonyme latin. Voilà le cas par exemple d’une déesse étroitement liée chez les Trévires à Lénus Mars. Quelques inscriptions l’identifient comme AncamnaCf. , 1915: 70. ; or, sur d’autres inscriptions, c’est Victoire qui assume ce rôle.Cf. , 1932: 40. S’agit-il vraiment de deux déesses distinctes qui s’adorent dans les mêmes endroits comme compagnes d’un même dieu ? Peut-être, mais il me semble plus probable que certains adorateurs et adoratrices latinisent le nom d’une divinité locale un peu obscure lors de commander une inscription votive destinée à être affichée pour un public cosmopolite. J’offrirais une hypothèse parallèle pour la déesse Némétona, adorée à côté de Mars Loucetius notamment près de Coblence et Mayence (un culte analogue à celui à Lénus Mars et Ancamna en amont de la Moselle). Némétona aussi semble transmuer en Victoire… mais quant à Némétona, ce n’est pas une hypothèse mais un constat, vu qu’une inscription mentionne explicitement Nemetona Victoria., 2007: 1044.

Ce phénomène — l’interpretatio proprement dite — s’apparente de près au syncrétisme, et en particulier au phénomène de divinités hybridées que j’ai signalé supra. En fait, le dossier Sucellus Silvain est plein d’exemples de la pure interpretatio où le dieu hybridé s’appelle tout simplement Silvain. Mais dans le cas d’Ancamna soit Victoire, c’est le nom d’une déesse « allégorique » qu’on attribue à une déesse celtique dont les natures serait compatibles. Quelque chose de semblable peut se passer chez Fortune, Félicité et Abondance (toutes assimilées à Rosmerta ?). C’est un peu de la même manière qu’un missionnaire chrétien calque le nom de Dieu le Père comme le « Grand Esprit » dans la langue de ses auditeurs.

Représentation de Mercure et de Rosmerta
Représentation de Mercure et de Rosmerta sur un autel trouvé à Eisenberg. Mercure porte un caducée et un pétase ailé, Rosmerta une bourse et une patère.
(Historisches Museum der Pfalz, Spire)

Les couples mixtes — dieux romains et déesses indigènes

Ni « syncrétisme » ni « interpretatio » ne capture un phénomène parallèle, à savoir le culte conjoint à une paire de divinités. C’est typiquement le dieu qui est doué d’un nom latin, la déesse d’un celtique ; voilà le cas pour la paire célèbre de Mercure et Rosmerta. Parmi d’autres exemples, on peut citer Apollon et Sirona, Mars et Ancamna et ainsi de suite. On a qualifié ce phénomène comme « divin mariage » ; voilà le terme utilisé par Miranda Green, qui relie ce phénomène avec le thème de la déesse de la souveraineté dans la mythologie celtique insulaire.Miranda Green (1989), Symbol & Image in Celtic Religious Art. Routledge. On caractérise parfois le divin mariage comme une juxtaposition mythologisée du maître romain introduit dans le culte local à côté d’une maîtresse indigène qui se soumet à lui comme la Gaule vaincue doit se soumettre à Rome. Mais le processus pourrait également se dérouler à l’inverse : un couple à l’origine celtique signale son ouverture au monde cosmopolite des Romains par le nom latin donné au dieu ainsi que leur fidélité à la tradition locale par la conservation du nom celtique de la déesse. Ce ne serait pas donc un dieu romain qui s’est importé mais un dieu celtique qui s’est romanisé.

De plus, on ne saurait constater un mariage entre divinités — c’est une hypothèse séduisante, mais nos représentations ne suggèrent que rarement des relations conjugales. Parlons plutôt de cohabitation voire de compagnons de culte.

De Bernardo Stempel distingue une autre catégorie moins remarquée, à savoir les « couples théonymiques “honomynes” », comme Glanis et les Glanicæ à Saint-Rémy de Provence.De Bernardo Stempel (2006), op. cit.

Ioui et Siluano ara
Autel nîmois, co-dédié à Jupiter et Silvain. Outre l’inscription, l’autel est gravé des attributs des deux dieux : le foudre et la roue du Jupiter gaulois, et le maillet, l’olla et la pioche de Silvain.
(Musée archéologique de Nîmes)

Les divinités au noms latins et à l’iconographie indigène

On reconnaît trop rarement le phénomène d’une divinité identifiée uniquement par son nom latin mais pourvue d’attributs celtique. Voilà une sorte d’interpretatio iconographique. On trouve fréquemment des représentations de Jupiter à la roue, de Silvain au maillet, de Mercure tricéphale… mais les modernes ont tendance à leur donner une glose celtisante comme Taranus, Sucellus, Lugus. L’utilisation du latin pour les inscriptions n’est pas anodine. C’est la langue de prestige, la langue de la pérennité, la langue de l’Empire. Donc, il ne faudrait pas nous surprendre qu’on ait souvent choisi le latin pour désigner les divinités en Gaule ; la combinaison des attributs indigènes avec le nom latin devait suffire pour identifier le dieu en question d’une façon non ambigüe pour la population locale. Comme l’exprime Émile Thévenot à propos de Rosmerta et Maïa, dont l’iconographie est pour ainsi dire identique,

« ces distinctions, purement verbales, sont sans portée réelle. Un Gaulois qui signe « Mercure et Maia » peut très bien évoquer dans sa pensée, de façon plus ou moins consciente, un dieu indigène et Rosmerta. L’important, c’est le fait que le culte, même sous des appellations romaines accréditées par la mode, n’a pas sensiblement changé d’esprit. »Émile Thévenot (1968), Divinités et sanctuaires de la Gaule, Fayard, pp. 80–83.
S’il s’agit « vraiment » de Taranus, Sucellus, etc., il a dû y avoir des conventions assez stables pour identifier ces divinités avec leurs homologues romaines.

Les divinités aux noms indigènes et à l’iconographie classique

Même quand son nom n’est pas latinisé, une divinité indigène est souvent représentée avec les attributs d’une divinité classique. Cela est notamment le cas chez Ðirona, une déesse guérisseuse celtique qu’on représente normalement avec le serpent d’Hygie (divinité classique de la guérison). En Grande-Bretagne, les seules représentations de la déesse Senuna jusqu’ici connues la figurent en Minerve.

L’iconographie de Rosmerta la rapproche à Félicité (corne d’abondance, patère) aussi bien qu’à Mercure ou Maïa (caducée), tandis que la baratte qu’on observe parfois en Grande-Bretagne semble être propre à Rosmerta.Miranda Green (1999), “The Celtic Goddess as Healer”, in The Concept of the Goddess. Sandra Billington and Miranda Green, eds. Routledge, p. 93. Citée chez Sheena McGrath (2015), “Rosmerta: not just a consort goddess.” En fait, les cornes d’abondance et les patères — symboles habituels de l’abondance et de la piété — se rencontrent chez bien des divinités en Gaule. Dans ce cas-ci, il ne s’agit pas d’une simple assimilation entre deux divinités, mais l’attribution à une divinité indigène d’un symbolisme classique déjà commun à plusieurs divinités.

La représentation d’une figure donnée dans la guise d’une (autre) divinité s’appelle « assimilation » dans certains ouvrages d’érudition, mais contrairement aux connotations de l’utilisation courante de ce mot, le terme technique ne veut pas forcément dire une perte de son identité au profit de celle de l’autre.

Le « syncrétisme » fonctionnel ou contextuel

Parfois un consensus s’impose chez les érudits et érudites qu’il dût y avoir un syncrétisme entre certaines divinités à cause d’une ressemblance fonctionnelle entre elles. Cela est notamment le cas pour Lugus, dont l’identification avec le Mercure gaulois se base sur la description de celui-ci comme « inventeur de tous les arts »,C. Iulius Caesar (résumant Posidonius), De Bello gallico vi: 17. une fonction comparable à celui de Lugh Lámhfhada, qui dans la mythologie irlandaise signale son arrivée chez le roi des dieux en vantant sa maîtrise de tous les arts.Cath Maige Tuired. Traduction en anglais par Whitley Stokes. Pourtant, Lugus est un dieu dont le culte n’est guère attesté en GauleLe culte de Lugus est relativement bien attesté en Espagne, surtout au pluriel (Lugoues), tandis qu’en Gaule il ne s’agit que de deux inscriptions et une poignée de noms de lieux, etc. et jamais joint avec celui de Mercure, ce qui n’empêche pas les modernes de parler souvent de « Mercure Lugus », voire de substituer le nom de Lugus à celui du Mercure gaulois quoi que soit les circonstances. Cette espèce d’interpretatio scholastica, si vous voulez, date pour l’essentiel du xixe siècleL’imagination d’Henri d’Arbois de Jublainville a été particulièrement féconde en identifications de ce genre. ; elle a été très influente dans les perceptions modernes de certaines divinités.

On a certainement poussé l’équation « Mercure = Lugus » trop loin. Or, d’autres assimilations de ce genre sont mieux attestées. Taranus et Jupiter partagent la fonction d’être dieux du tonnerre,Ralph Häussler (2012) note la possibilité que Taranis n’est pas un nom mais une épithète voulant dire « tonnant », tout comme Tonans (une épithète romaine de Jupiter). Op. cit., p. 144. et les évidences (assez éparses) du culte de Taranus en Gaule semblent relier ce dieu à Jupiter. L’identification d’Ésus avec Mercure est moins étroite, mais non sans fondement. Arduinna, déesse des Ardennes, est depuis longtemps identifiée avec la déesse sylvestre Diane, non sans justification mais sans vraie preuve.Cf. Cassanâ Sunicia Sigroni (2022), “A re-examination of the goddess Arduinna.” Par contre, les identifications de Mars avec ToutatisCf. RIB 1017. ou de Minerve avec BelisamaCIL, XIII: 8. sont explicitement confirmées par des inscriptions.

Les identifications fonctionnelles sont souvent motivées par la mythologie comparative : on infère la nature d’une divinité gauloise à partir de la mythologie irlandaise, classique, galloise ou autre. Les comparaisons de ce genre peuvent nous fournir des hypothèses séduisantes, mais il faut rester prudent avec les conclusions. La mythologie irlandaise est bien plus récente que les monuments du polythéisme gaulois, et elle nous a été transmise par des moines souvent soucieux de lui donner une glose christianisante ou évhémériste. Certes, la mythologie classique est contemporaine et elle se lit sans filtre monothéiste ; or, l’exégèse de Lucain sur Ogmios, identifié comme un Hercule gaulois âgé mais éloquent,Lvcianvs Samosatensis, Hercules. montre les différences marquées qui ont pu exister même entre les divinités mutuellement identifiées.

Que signifie le syncrétisme ?

Ancamna et Mars Smertrius
Représentation d’une déesse — peut-être la Ðirona celtique — en Hygie, une déesse grecque de la santé. Le style me semble s’apparenter à l’art étrusque ou archaïque.
(Römisch-Germanisches Museum, Köln)

Le syncrétisme et les phénomènes parallèles qu’on vient d’évoquer attestent de diverses manières de s’accommoder dans un régime pluraliste et polythéiste. On a adopté la culture classique d’une manière sélective tout en l’adaptant aux habitudes et aux conceptions d’une société aux origines celtiques et autres. Le progrès du latin par rapport au gaulois se remarque, mais l’hégémonie romaine ne veut point dire l’anéantissement systématique de tout patrimoine celtique. Au contraire, c’est la cohabitation qui a donné naissance à de nouvelles fusions culturelle.

Certains païens et païennes d’aujourd’hui ne voient en la syncrétisme rien que l’appropriation culturelle. La colonisation romaine aurait visé à la destruction progressive de la culture celtique ; elle a donc approprié les divinités celtiques pour en anéantir les identités. Cette matrice analytique est bien problématique. Elle méprend les choix des peuples conquis, dont le rôle dans le syncrétisme gallo-romain est incontournable. Elle amalgame souvent l’Empire hétéroclite romain avec la colonisation européenne du xviiie au du xxe siècles bien que leurs modalités, leurs buts, leurs contextes historiques fussent très différents. Le pouvoir impérial n’a imposé aucun culte aux provinces conquises, à l’exception assez dérisoire des vœux pour le salut de Rome et de l’Empereur. Il a supprimé les druides en tant que collège ou ordre organisé, mais tout le monde restait libre à adorer les dieux et les déesses que les druides avaient cultivées. On sait par d’abondantes évidences que les citoyens romains en Gaule adoraient des divinités indigènes, que les pérégins y adoraient des divinités romaines et que les deux adoraient des divinités syncrétiques. Dénoncer tout ça comme la fruit de la coercition, c’est imposer une caricature grotesque aux faits qu’on peut observer.

Le refus du syncrétisme présuppose implicitement un purisme ethno-culturel. Bon nombre de polythéistes affichent leurs réticences vis-à-vis du syncrétisme, préférant une religion celtique « décontaminée » des influences romaines. Or, celles-ci sont séculaires. Les biens de prestige et les objets d’art de fabrication romaine, étrusque et grecque se remarquent dans les sites gaulois pré-romains partout où on possédait les moyens d’en acquérir. Le purisme culturel et la celtomanie sont d’ailleurs douées de connotations historiques sinistres qu’il vaudrait mieux éviter. L’anti-romanisme parle souvent un langage anti-impérialiste, mais il se concrétise par l’effacement des pratiques religieuses des populations subalternes d’un empire polyglotte et multiculturelle. Si la population non-romaine de tel-ou-tel endroit a préféré adorer le dieu Mercure, est-ce qu’on en honore la mémoire en effaçant le nom même de Mercure au profit de Lugus ou Ésus ? Est-ce bien la libération anti-coloniale ou une appropriation de l’image des vraies luttes anti-coloniales ? La celtomanie française ou allemande s’est trop souvent alliée à des projets racistes et exclusivistes, de même que la haine anglo-saxonne contre Rome et la culture latine, pour se prononcer tout d’un coup innocente en ces matières.

Par contre, les diverses accommodations cultiques qu’on observe en Gaule romaine semblent fournir des exemples propices pour nous-autres qui habitons à notre tour des sociétés multiculturelles. Si quelques-uns des divers habitants et habitantes de Strasbourg ou Montréal sentent l’appel d’explorer un syncrétisme du Mercure gaulois avec Exu, Papa Legba ou Ganesh, les précédents antiques leur justifieraient, je crois.

Les phénomènes religieux syncrétiques fourniraient le texte pour la spéculation philosophique et théologique digne des écoles de Marseille ou d’Autun, où l’on enseignait les systèmes platonicien, stoïcien et autres. Qu’est-ce qu’une hypostase ? une émanation ? une parèdre ? Participer à une nature divine, est-ce s’y perdre ou en tirer sa naissance ? Les divinités qu’on connaît appartiennent-elles à la sphère sublunaire ou à une plaine plus transcendante ? Je ne prétends pas offrir des réponses à ces questions ici, mais qu’on s’y réfléchisse un beau jour.


Remerciements

Je remercie chaleureusement Bruniāχildis U̯oretoχdoniā, Selgu̯iros Carantos Caitacos, Cassanâ Sunicia Sigroni, Runosagiton aux noms multiples, Leton Bebronas, Cunobelinus Betullicnos, Āgiknos Ianau̯anākos, Snaiwagaz Sīrēdija, Drunertos Moudowātis Tarvocnos, RamenFox, Nertatis Cingetos et tous les autres membres et participants et participantes des discussions sur le syncrétisme dans les serveurs Discord de Mantalon Bolgon et/ou du Forum Gallicum. Leurs idées, leurs questions, leurs contributions de ressources, leurs réactions et leur encouragement ont été indispensable à la réalisation de cet essai.

Notes

English (Shakespeare)
English please!
Deutsch (Goethe)
Auf deutsch, bitte!
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